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Désordres

L'âge des

Rapport de la Deutsche Bank

première publication septembre 2020

"The Age of Disorder"

 

 

 

 

Traduction et commentaires JM Poggi

20 Mai 2021

« La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : rien ne fonctionne... et personne ne sait pourquoi ! », Albert Einstein.

Personne ici n’est censé ignorer les enjeux que notre monde traverse, climatiques, écosystémiques, écologiques... Reste qu’en deçà de cette couche fourmille « la grande marée humaine », au sein de sociétés organisées qui évoluent et grondent. Ignorer ces réalités, y compris (et même surtout) dans une optique écologique, n’est pas tenable, au risque de voir ces sociétés exploser. Ce qui, y compris d’un point de vue écologique, ne serait en rien constructif, quoi qu’en pensent les adeptes de la fin du monde.

Reste que ces sociétés organisées, aujourd’hui, sont d’une complexité redoutable, traversées par des tensions aussi redoutables sur différentes couches qui s’imbriquent intimement, économiques, financières, sociales, géopolitiques, dans l’espace comme dans le temps. Dans ce cadre, mieux appréhender cette réalité, au delà des ressentiments et idéologies, et penser l’avenir avec la plus grande objectivité possible, est une démarche indispensable.

Le rapport de la Deutsche Bank, publié en septembre 2020 et intitulé « The Age of Disorder » a cette prétention, sans entrer naturellement dans des considérations plus pointues par exemple quant aux arbitrages énergétiques (se référer par exemple et au hasard à Jean-Marc Jancovici ), ou au contraire plus larges quant aux enjeux éthiques et écologiques (se référer entre autres aux rapports du Giec ou de l’Ipbes), qui reste pragmatique, à l’échelle des sociétés humaines, que l’on ne peut ignorer.

J’ai pris un grand plaisir à traduire ce rapport, extrêmement complet, à la portée de tous, même s’il est issu d’un puissant organisme financier, particulièrement intéressant, et, cerise sur le gâteau, en rien tendancieux : il expose des problématiques. Point barre.

Concernant les graphiques et compléments plus techniques, se référer au rapport original dont le lien est ci-dessous. Il existe naturellement un « Executive Summary », que je traduirai plus tard. Le rapport est long. Mais mérite de prendre le temps. Ce sera toujours moins long qu’une fin du monde (crise économique majeure, guerres, conditions létales à venir consécutives à la crise climatique, etc.) Sa lecture me semble indispensable.

Si j’ai pris un grand plaisir à le traduire, j’ai pris la liberté, avec le même plaisir, de l’agrémenter de différents compléments à mes yeux quasi indispensables, qui précisent des détails pour les néophytes, ou offrent des perspectives intéressantes.

Le document est trop long pour être inséré dans facebook.

Vous le trouverez donc ici : http://simp.ly/publish/3LPPLQ

Rapport de la Deutsche Bank : http://www.epge.fr/.../2020/09/The-age-of-disorder.pdf

Ps : j’ai effectué une traduction "libre", plus fluide et compréhensible. Il faudra aussi que je prenne le temps de me relire à froid. Si vous trouvez des erreurs, ou s’il vous semble judicieux d’insérer une note quelconque, n’hésitez pas.

 

 


1/ Introduction - Les périodes qui ont marqué les 160 dernières années

2/ Pourquoi arrivons-nous à la fin d'une période ?

3/ La guerre froide entre les États-Unis et la Chine

4/ Une décennie décisive pour l'Europe ?

5/ Des niveaux d'endettement toujours plus élevés annonceront-ils l'avènement d'un monde MMT [Modern monetary theory] ?

6/ Devrions-nous viser une stratégie de "dés" inflation ?

7/ Inégalités - La situation va s'aggraver avant de s'améliorer

8/ Un fossé intergénérationnel à combler pendant cette décennie ?

9/ Le changement climatique - Le conflit entre l'économie et l'environnement

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1/ Introduction - Les périodes qui ont marqué les 160 dernières années

Les cycles économiques et d'investissements ont tendance à être à la fois périodiques et structurels. Ces cycles façonnent les carrières et les expériences et peuvent souvent durer plusieurs décennies.

Nous avons le sentiment d'arriver au bout de l'une de ces périodes, qui a commencé au début des années 1980.

Depuis quelques années, de nombreux signes plaidaient pour la fin d’un cycle, qui commencait à donner de sérieux signes de fatigue, mais les conséquences du Covid-19 pourraient accélérer sa disparition et questionner sur l’évolution d’un ordre mondial encore relativement contrôlé.

[Cf le rapport précédent de la DB publié en septembre 2010 : « From the Golden to the Grey Age » (« De l'âge d'or à l'âge gris ») 

Mais avant d’analyser plus en détail la période actuelle et la façon dont elle touche à sa fin, nous commencerons par exposer les périodes qui ont marqué le dernier siècle et demi et donneront un aperçu de ce qui, selon nous, caractérisera « la nouvelle ère du désordre ». 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Part des économies dont le PIB par habitant a augmenté (Schneeweiss Bloomberg Economics 2020)

- La première « ère de mondialisation » économique (1860-1913) : une période de forte croissance mondiale, d'augmentation du commerce mondial, de forte croissance démographique, de faible inflation et de prix élevés des actifs.

- Les grandes guerres et la crise de 1929 (1914-1945) : la période la plus trouble de l'histoire économique moderne, caractérisée par des conflits et des crises économiques, un renversement du commerce mondial et des luttes de certains pays pour stabiliser leur monnaie en la rattachant à l'or. L'inflation a atteint les deux extrêmes dans de nombreux pays.

- Bretton Woods et le bref retour à l'or (1946-1970) : cette période se caractérise par une forte croissance économique, une inflation faible et stable après un pic initial à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, un développement important de la dette, une régulation financière [basée sur le dollar et l’or - ndlr] et l’émergence de la société telle que nous la connaissons aujourd'hui, caractérisée par un État-providence et de grosses entreprises offrant un filet de sécurité aux citoyens partout dans le monde. Les dépenses publiques comme les taux d'imposition ont explosé. La croissance démographique mondiale a fortement augmenté pour atteindre un pic avec la naissance des « baby-boomers », nés juste après la fin de la seconde Guerre Mondiale.

- Début de la monnaie fiduciaire et de la forte inflation des années 70 (1971-1979) : le système de Bretton Woods, basé sur l'or et le dollar américain, a vu sa pression s'accroître jusqu'à son effondrement en 1971, ce qui a entraîné le passage de la monnaie mondiale à un système fiduciaire [fin de la convertibilité en or de la monnaie centrale, le dollar, et de la fixité des taux de change - ndlr]. Des turbulences économiques importantes ont suivi, incluant une inflation galopante partout dans le monde. Cette période a été celle de la dernière vague de désendettement de la période 1914-1945.

- La deuxième « ère de la mondialisation » (1980-2020 ?) : la Chine réintègre l'économie mondiale et le commerce mondial s'intensifie. L'arrivée à l'âge adulte des baby-boomers des marchés développés et l'augmentation du nombre de travailleurs des pays émergents (en particulier en Chine) font exploser le nombre de la main-d'œuvre mondiale. Les banques centrales mondiales sous la direction de Volcker [à la tête de la Banque centrale américaine (Fed) - ndlr] sont créditées d'avoir dompté l'inflation, mais, mécaniquement, la maîtrise de l’inflation est plutôt à mettre au crédit de la mondialisation et de la quantité croissante de main-d'œuvre bon marché. Les prix des actifs ont crûs considérablement, et les taux d'intérêt de plus en plus bas combinés à des systèmes financiers déréglementés ont conduit à une augmentation considérable de la dette. [...]

- « L'ère du désordre » (2020-) : cette ère sera probablement marquée par le dépassement des États-Unis par la Chine en tant que première économie mondiale, avec des tensions économiques élevées à l'approche de ce moment. Cela contribuerait à inverser certaines des tendances de « l'ère de la mondialisation », que l'inversion du poids démographique soutiendrait encore davantage.

Parallèlement, l'Union Européenne n’aura pas d’autre alternative que d’aller vers l'intégration, ou la désintégration, alors même que le Covid aura encore intensifié les divergences économiques entre les pays forts et faibles. La dette continuera d'exploser, les politiques de type MMT [Modern monetary theory] ou monnaies hélicoptère se développant. Les inégalités pourraient commencer par s'accroître en conséquence de la pandémie, mais rapidement la nécessité de financer les dettes et la pression politique conduiront à inverser des tendances pluri-décennales.

À mesure que la décennie avance, les Millennials [ou génération Y, ou milléniaux, « qui regroupent l'ensemble des personnes nées entre le début des années 80 et la fin des années 90 ; plus précisément, elle débuterait en 1984 et se terminerait en 1996 selon la Harvard Business Review ». Wikipédia - ndlr] et les nouvelles générations commenceront à rivaliser en nombre avec les électeurs des générations précédentes, ce qui pourrait conduire à des changements politiques majeurs à terme. Outre les conséquentes implications économiques, il faut garder à l’esprit que cette génération est beaucoup plus favorable aux mesures de protection du climat, ce qui, là encore, devrait être une source majeure de tensions au cours de la prochaine décennie.


Comment les prix des actifs se sont-ils comportés à ces époques ?

Bien que ces périodes ne correspondent pas nécessairement à des périodes bien définies de rendements contrastés des prix des actifs, certaines tendances claires se dégagent dans le tableau ci-dessous.

La première « ère de la mondialisation » économique (1860-1913) a été généralement favorable aux obligations et actions partout dans le monde.

La deuxième « ère de la mondialisation » (1980-2020) a été caractérisée par des rendements remarquables pour les actions et obligations. Aucun pays n'a enregistré de rendements nominaux ou réels négatifs pour les obligations ou actions au cours de cette période.

La période 1914-45 a naturellement été marquée par une assez grande dispersion des résultats. Les gagnants ont enregistré de bonnes performances, mais les perdants ont été nombreux. Certaines pertes ont été si importantes que les données sont inexistantes parceque les investisseurs ont été anéantis. L'étendue de la destruction permanente du capital au cours de cette période est colossale.

La période 1946-1971 a été noire pour les détenteurs d'obligations sur une base réelle ajustée, car l'inflation d'après-guerre et une longue période de régulation financière ont dominé cette époque. Les années 1970 ont prolongé cette période noire pour les investisseurs de titres à revenu fixe, mais ont également vu les actions souffrir partout dans le monde sur une base réelle ajustée, en raison d’une inflation galopante.


Il est intéressant de noter que la seule période pendant la quelle les matières premières ont toutes surperformé sur une base réelle ajustée a été la période inflationniste des années 1970. En dehors de cette période, les matières premières ont eu tendance à afficher des rendements ajustés réels négatifs.


L'or constitue une grande exception, car il a continué à surperformer depuis 1980. Nous pensons que l'or a connu une rupture structurelle à la hausse à partir de 1971, car dans un monde de monnaie fiduciaire, il a joué le rôle de couverture de la monnaie fiduciaire. Ainsi, bien que les rendements ne soient pas aussi élevés que ceux des actions depuis 1971, l'or a été utilisé de plus en plus comme couverture de la stabilité monétaire [cf : http://www.nbbmuseum.be/doc/infosheets/fiche_information_FR_16.pdf?v20120919 - ndlr].



2/ Pourquoi arrivons-nous à la fin d'une ère ?

Pour mieux cerner la période de désordre qui s'annonce, il convient de passer en revue les thèmes de « l'ère de la mondialisation » et d’analyser comment ils cèdent lentement la place à un nouveau système.

Il est facile d'affirmer que la période récente de la mondialisation a été un système optimal du point de vue de la croissance mondiale. Après tout, elle a permis d'améliorer considérablement les niveaux de pauvreté, de réduire les inégalités entre les nations riches et les pauvres et de générer de fortes hausses du prix des actifs.

Pourtant, les effets secondaires sont devenus de plus en plus évidents.

Bon nombre des avantages dont le monde a profité au cours de cette période reposaient sur des niveaux d'endettement élevés, la disparition des emplois manufacturiers traditionnels et une faible croissance des salaires.

En conséquence également, de nombreux pays ont connu une perte d'autonomie de leur politique intérieure, des préoccupations croissantes en matière d'immigration et un discours politique de plus en plus polarisé.

Ainsi, alors qu’au premier abord l'ère de la mondialisation offrait une image séduisante, elle se dégradait en profondeur depuis de nombreuses années.

Il est facile de pointer du doigt la mondialisation galopante comme étant le catalyseur de la fin d'une ère et de l’émergence d'une autre ; mais ce n'est pas si simple. En fait, il est impossible de commencer à imaginer de quoi sera fait l’avenir sans intégrer dans toute leur complexité les décisions et événements de la dernière période économique qui ont conduit à son délitement.


La période économique actuelle a très probablement commencé à la fin des années 1970 avec la ré-émergence de la Chine dans l'économie mondiale, après deux siècles de sommeil.

Comme le montre la figure ci-dessous, la Chine était un géant endormi, pourtant habituée à être l'une des forces maîtresses de la planète. Il est possible de considérer qu'un ordre ancien était en cours de se reconstituer, avec - comme nous le verrons dans la prochaine section consacrée à la détérioration des relations entre les États-Unis et la Chine - une Chine convaincue de retrouver sa place naturelle au centre de l’échiquier mondial. Toutefois, avant de pouvoir prétendre à cette place, elle devait d'abord rattraper son retard.

Dans le graphique ci-dessous, la superficie de chaque pays représente la part de la richesse mondiale. L'augmentation de la part de la richesse des États-Unis et de l'Europe est dans une proportion similaire à la baisse de la richesse de l'Inde et de la Chine. La superficie totale indiquée représente le montant de la richesse que possèdent collectivement les sept pays sélectionnés. Notez le déclin de la richesse collective au siècle dernier, alors que le reste du monde a commencé à prendre une plus grande part de l'économie mondiale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle y est parvenue rapidement au cours des quatre décennies qui ont suivi les années 80, et pendant la majeure partie de cette période, le reste du monde s’en est plutôt réjoui. Ce n'est que depuis quelques années que des inquiétudes transpirent quant à ce remodelage rapide de l'ordre mondial.


Cette période a été celle de la libéralisation mondiale, et la Chine en a été le principal moteur.

Le retour de la Chine dans l'économie mondiale dès les années 70 a été renforcé une bonne décennie plus tard par l'effondrement du rideau de fer (1988-91) puis par la libéralisation économique de l'Inde en 1991 à la suite du renflouement du FMI.

L'ensemble de ces facteurs a eu pour effet d’insérer au cours de cette période plus d'un milliard de travailleurs bon marché dans l'économie mondiale, d'ouvrir le commerce mondial, de réduire les inégalités et de modifier radicalement l'équilibre du pouvoir économique dans le monde.

Cette mise à disposition des travailleurs d’économies auparavant verrouillées a coïncidé avec une poussée démographique forte, apportant ainsi une abondance de main-d’oeuvre.

Cette situation a lourdement influé sur les quatre dernières décennies en matière d'économie mondiale, d'inflation, de politique et de prix des actifs, entre autres.

Comme le montre le graphique, ce dividende démographique naturel a atteint un pic au cours de la dernière décennie et va maintenant s'inverser doucement après des décennies de croissance démographique rapide. Cela pourrait annoncer la direction que prendra l'économie et la politique mondiales dans de nombreux domaines.

Lorsque la période actuelle de la mondialisation a débuté, il y a 40 ans, l'inflation était élevée, la croissance économique mondiale était inégale, le commerce mondial venait tout juste de retrouver ses niveaux d'avant la 1ère Guerre Mondiale (en pourcentage du PIB), les obligations d'État réelles et nominales étaient élevées, et les valorisations des actions et bénéfices étaient fortement déprimés. En effet, les évaluations combinées des actions et obligations se sont avérées être les moins chères de l'histoire dans 15 pays développés pour lesquels nous suivons les données sur long terme.

Tout s'est mis en place au cours des trois décennies suivantes.

L'afflux de travailleurs a contribué à supprimer l'inflation en raison de la pression à la baisse exercée sur les salaires à mesure que le monde intégrait les marchés du travail chinois et des pays émergents. L'impact direct des interventions des banques centrales et l'indépendance accrue de la politique monétaire dans le monde ont joué également un rôle décisif.

Une inflation plus faible a entraîné une baisse des rendements obligataires (réels et nominaux) et des taux d'intérêt - ce qui, à son tour, a permis d'augmenter les bénéfices des entreprises et la valorisation des actions. Ainsi, malgré le ralentissement de la croissance sur les marchés développés, les marchés boursiers se sont généralement bien comportés, augmentant la richesse des actionnaires et les revenus des gouvernements.

Le problème est que ce ralentissement de la croissance des pays développés a été masqué par des niveaux d'endettement toujours plus élevés, en particulier dans les années qui ont précédé la crise financière de 2008-09 [crise financière « marquée par une crise de liquidité et parfois par des crises de solvabilité tant au niveau des banques que des États, et une raréfaction du crédit aux entreprises ». Wikipedia - ndlr].

Cette crise financière mondiale a probablement mis en exergue les premières fissures dans l'ère de la mondialisation, car elle a jeté de sérieux doutes sur le schéma pyramidal lié à l'augmentation constante des niveaux d'endettement en vue de favoriser la prospérité générale, jusqu’à compenser et masquer le fait que les salaires réels ont pratiquement stagné pour la plus grande partie de la population des pays développés depuis le début des années 1980.

Le système a cependant bénéficié d'un sursis pendant la crise financière mondiale, les banques centrales ayant empêché un cycle de défaut de paiement massif en soutenant la dette, tandis qu'un vaste programme d'assouplissement quantitatif [ou quantitative easing (QE), « désigne un type de politique monétaire par lequel une banque centrale rachète massivement de la dette publique ou divers actifs financiers afin d'injecter de l'argent dans l'économie et stimuler la croissance ». Wikipedia - ndlr] a permis de poursuivre le schéma pyramidal d'endettement.

Si ces stratégies ont permis d'éviter un effondrement économique, elles n’ont probablement fait que colmater des brèches et exacerber les problèmes par ailleurs.

« Colmater des brèches », parce-que ces stratégies n’ont pas conduit à corriger le fait que les salaires réels ont essentiellement stagné pendant trois décennies, les personnes à faible revenu voyant à ce stade la disponibilité du crédit diminuer, seul moyen susceptible de masquer le manque de croissance des revenus.

« Exacerber les problèmes par ailleurs », parce-que ces stratégies ont favorisé les inégalités dans de nombreuses régions du monde. Le graphique 19 montre qu'aux États-Unis, la tendance à l'aggravation des inégalités, qui dure depuis 40 ans, a été interrompue sur la durée, et certains éléments indiquent qu'elle s'est même aggravée depuis que le mécanisme d'assouplissement quantitatif a été mis en place pour soutenir le système financier en place.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Même dans un pays comme la France, alors que le pays est considérée comme plus égalitaire en conséquence de décennies de politiques de redistribution des richesses, le processus a commencé à s'inverser depuis cette nouvelle période de la mondialisation.


La période 1980-2008 a donc marqué un tournant dans « l'ère de la mondialisation ».

Certains y voient une situation gagnant-gagnant pour les pays riches comme les pays pauvres, les emprunteurs comme les prêteurs. Pourtant, rétrospectivement, les signes de délitement étaient évidents. Sans un vaste programme d'assouplissement quantitatif [ou quantitative easing], le statu quo pendant et après la crise financière mondiale n’aurait pu être maintenu.

Parallèlement, l'Europe était confrontée au spectre de la défaillance souveraine, qui créait un risque existentiel pour l'UE et alimentait le populisme.

Alors que d’aucuns commençaient à admettre que « l'ère de la mondialisation » pouvait toucher à sa fin, le Brexit ou l'élection de Donald Trump ont renforcé une prise de conscience plus globale quant aux effets secondaires de l'ère de la mondialisation qui avaient déjà commencé à désagréger le tissu économique mondial.


Nous pensons que l’événement clé qui a marqué le début de la décennie de désordre s'est produit vers la fin des années 2010, lorsque les États-Unis et la Chine ont intensifié leur guerre commerciale.

[Cf rapport de la DB de 2010 : « From the Golden to the Grey Age » : http://pages.stern.nyu.edu/~dbackus/BCH/bank_reports/DB_longterm_Sep10.pdf - ndlr]

Ainsi, une telle évolution était sous-tendue depuis un certain temps, aujourd’hui accélérée et amplifiée par la crise du Covid-19 qui a servi de catalyseur dans le changement du système, précipitant le déclenchement des points d'inflexion dans des domaines aussi variés que la transition démographie, la mondialisation, le libéralisme, la politique intérieure, la géopolitique ou le prix des actifs.

Il serait possible d’argüer que des changements rapides se sont produits à de nombreuses reprises dans le passé.

La différence, cette fois-ci, c’est que de nombreux changements, pour certains indépendants, sont sur le point de se produire en même temps. La collision de changements multiples et rapides aura des effets secondaires et tertiaires inattendus sur l'économie mondiale, qui pourraient s’étaler sur des décennies et poser les bases des époques futures.

Bien entendu, il est difficile de prévoir dans le détail les tendances lourdes qui définiront « l'ère de désordre » à venir. C'est pourquoi, dans les sections suivantes, nous nous appuyons sur un certain nombre de preuves et données de long terme pour tenter d’imaginer la trajectoire probable des tendances clés qui, selon les cas, s’inverseront, iront à contre-courant de leur cheminement actuel ou évolueront en synergie avec les développements récents jusqu’à constituer des méga-tendances définissant une ère.

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3/ La guerre froide entre les États-Unis et la Chine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 2000, vingt ans après le début de la période dans la quelle nous sommes immergés, « l’ère de la mondialisation », la structure géopolitique mondiale était relativement simple.

Les trois principaux blocs politiques étaient les États-Unis, la Chine et l'Union européenne.

La Chine et les États-Unis étaient réunis dans une zone dollar, dans laquelle la Chine était "autorisée" à évoluer, qui pouvait intégrer sa force de travail en tant qu'acteur bénin du système économique et de sécurité mondiale.

[« L’entrée de la Chine à l’OMC est un événement majeur dont les conséquences se feront sentir sur la Chine comme sur le reste du monde. En raison de la large disponibilité de main-d’œuvre bon marché, la Chine est en train de devenir l’atelier du monde. Ainsi, les exportations chinoises vers les États-Unis ont littéralement explosé en 2002. Cairn, 2016 : https://www.cairn.info/apres-la-crise--9782845864573-page-235.htm - ndlr]

Pendant ce temps, l'Union Européenne était censée s’intégrer davantage sur le plan politique et devenir une grande puissance géopolitique.

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Ancre 1
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Ce n'est pas ce qu’il s'est passé.

Au cours de la décennie suivante, ces relations tripartites ce sont globalement détériorées pour aboutir à une impasse bipolaire, les États-Unis et la Chine se limitant à éviter l'encerclement par l'autre.

La pandémie de Covid-19 va probablement accélérer cette tendance. Elle est utilisée comme une arme politique par les deux pays et sera un thème central des prochaines élections américaines [rapport publié en septembre 2020 - ndlr] étant donné que l'opinion publique vis-à-vis de la Chine est fortement clivée. Pourtant, quel que soit le vainqueur de l'élection présidentielle américaine cette année, nous pensons que les États-Unis et la Chine se dirigent vers une décennie de fortes tensions, et le « désordre » en sera probablement le résultat final.

Il est possible de faire un parallèle avec la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique.

La guerre commerciale va probablement s'intensifier et conduire à une multiplication des droits de douane, sanctions, contrôles des capitaux, blocages des transferts de technologie et franchissement des frontières. Dans ce scénario, on peut s'attendre à des guerres sur les normes technologiques, à une course aux armements, à des saisies d'actifs et à diverses tentatives pour faire des alliances et influencer des alliés.

Bien que « le piège de Thucydide » suggérerait la perspective d'une guerre [cf « L'histoire de Thucydide (guerre du Péloponnèse), qui « se lit comme un conflit entre la lucidité humaine et les passions humaines qui entraînent les peuples à l'erreur ». Romily, 1990, p. 160 - ndlr], un conflit militaire à part entière semble peu probable.

[Par exemple : « Si les menaces chinoises d’un embargo sur les métaux rares, contrôlés à 80% par le pays, sont récurrentes depuis quinze ans, déclencher ce conflit serait à double tranchant pour la Chine. Car la Chine a intérêt à vendre ses produits transformés et à ne pas précipiter les Occidentaux vers des solutions alternatives. Après quelques récentes tensions, les autorités ont calmé le jeu. D’abord en affirmant que tout le monde serait perdant à un 'découplage' du marché des minerais entre les deux puissances mondiales. Le premier consommateur mondial, qui redoute surtout un épuisement de ses propres ressources, en est aussi le premier importateur. » Le Monde, mars 2021 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/01/au-fond-pekin-souhaite-t-il-vraiment-declarer-la-guerre-des-terres-rares_6071507_3232.html - ndlr]


De cette nouvelle guerre froide, deux blocs antinomiques sont susceptibles d'émerger.

D'un côté, la Chine et ses alliés, de l'autre, les États-Unis et leurs alliés. Nous nous attendons à ce que cela se transforme en une impasse sans qu'aucun camp ne "gagne".

Taïwan pourrait bien être un point de friction politique. L'ANASE [Association des nations de l'Asie du Sud-Est - ndlr] sera attirée dans l'orbite de la Chine par le simple poids de la dépendance économique. Le Japon, la Corée du Sud et l'Australie seront probablement dans le camp des États-Unis.

Parallèlement, alors que l'autosuffisance énergétique des États-Unis les rend de plus en plus indifférents au Moyen-Orient, la Chine, l'UE, la Russie et la Turquie se disputeront l'influence dans la région, ainsi qu'en Afrique.


 

 

 

L'Europe et le reste du monde ne pourront rester neutres.

En effet, l'UE sera probablement de plus en plus encouragée à se ranger du côté des États-Unis dans sa stratégie d'endiguement de la Chine et dans la bataille technologique qui se joue. D'ores et déjà, certains pays européens ont fait part de leurs inquiétudes concernant la réunion des 17+1 des pays d'Europe centrale et orientale, ainsi que les projets de l'initiative chinoise Belt and Road.

[Le forum 17+1, initié par Pékin en 2012 pour étendre son influence économique et politique en Europe en dehors du cadre institutionnel de l’Union européenne défie l’UE. L’année 2020 selon les mots du ministre des affaires étrangères Chinois est à un 'nouveau point de départ historique'. Le format est issu d’un travail diplomatico-économique patient de la Chine depuis la fin de la guerre froide avec la plupart des pays d’Europe centrale et de l’est, soit 16 pays : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine. En 2019, cette coopération s’est transformée en format 17+1 avec l’adhésion de la Grèce, pays stratégiquement important dans la politique européenne de la Chine. Ainsi, le forum comprend 12 états membres de l’UE et cinq non-membres.

Pékin voit dans ce format un atout pour asseoir son influence sur l’UE à travers le projet Belt and Road Initiative (BRI). Le format 17 + 1 est un pilier essentiel du développement de divers projets d’infrastructures dans cette partie de l’Europe afin de mieux l’arrimer à la géoéconomie chinoise. » FDBDA : janvier 2020 : https://www.fdbda.org/2020/01/le-format-171-un-outil-au-service-de-la-politique-europeenne-de-pekin-defiant-lue/ - ndlr]

[Le projet « Belt and Road Initiative » (« la nouvelle route de la soie »), est une stratégie aussi appelée OBOR en anglais pour « One Belt, One Road », qui combine « un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires entre la Chine et l'Europe passant par le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni ». Wikipedia - ndlr].

Dans le cadre d'un scénario de guerre froide, les entreprises intégrées à différents pays des deux camps pourraient être engagées à se découpler des pays de l'autre camps, tandis que les acquisitions stratégiques pourraient être bloquées.

Les États-Unis pourraient poursuivre leur stratégie de renforcement du dollar afin d’inciter les entreprises à se rallier à eux via le contrôle des systèmes de paiement, stratégie mise en œuvre parallèlement par la Chine en déployant son propre système de paiement. Les pays qui souhaiteraient éviter la surveillance des États-Unis l’utiliseraient en s’alignant sur la Chine.

[« La lutte pour la suprématie mondiale entre la Chine et les Etats-Unis se durcit encore : la Chine vient de déclarer la guerre des brevets des cryptomonnaies. 'Le droit d’émettre et de contrôler une monnaie numérique deviendra un champ de bataille entre les Etats.' La Chine ne cache pas son but. Il s’agit de 'briser le monopole du dollar, ce qui sera l’élément clé de l’internationalisation du yuan'. Pour être prise au sérieux, elle dévoile aussi ses armes, 'un portefeuille de brevets couvrant toute la chaîne de production, d’émission et de circulation des cryptomonnaies'.

Ainsi la Chine menace le cœur de l’économie mondiale : l’Internet de l’argent. Comme pour la préparation d’Internet dans les années 1990, l’effervescence souterraine des technologies financières gronde. Les Etats en ont pris conscience avec les premières éruptions du bitcoin, de la libra de Facebook et de la néobanque Revolut, qui vaut déjà la moitié de la Société générale. Barack Obama avait déclaré que les Etats-Unis 'possédaient' Internet. La Chine rétorque aujourd’hui et déclare en substance posséder l’Internet de l’argent.

Il s’agit d’une stratégie de chasseur de brevets (en anglais 'patent troll'). C’est l’arme économique ultime, plus dangereuse pour les géants technologiques que les menaces de démantèlement, de taxes ou de pénalités pour abus de position dominante. Ce qui n’était pas attendu, c’est la brutalité du changement de ton. » Le Monde, novembre 2020 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/02/cryptomonnaies-la-chine-menace-le-c-ur-de-l-economie-mondiale-l-internet-de-l-argent_6058149_3232.html - ndlr]


Pourquoi les relations entre les États-Unis et la Chine vont-elles se détériorer ?

Quatre décennies après le début de sa réforme et de sa volonté affichée d’ouverture [référence à la réforme économique chinoise, littéralement : « Réforme et ouverture », menée à partir de 1978 notamment sous la direction de Deng Xiaoping. Wikipedia - ndlr], l'économie chinoise est devenue aussi imposante que sa géographie.

Elle est la deuxième plus puissante au monde en termes de valeur, avec 14,3 milliards de dollars en 2019, et la plus grande en termes de parité de pouvoir d'achat. C'est la plus grande économie commerciale du monde, qui a exporté l'an dernier autant que la France, l'Allemagne et l'Italie réunis, soit 2,5 milliards de dollars. Elle affiche également le plus important excédent commercial, qui, avec 430 milliards de dollars l'an dernier, est 1,5 fois supérieur à celui de l'ensemble de la zone euro. Du côté de la demande, la consommation des ménages en Chine est aussi importante que celle de l'Allemagne, France, Italie et Pays-Bas réunis, et elle augmente beaucoup plus vite.

Au fur et à mesure que la Chine se développe pour devenir presque certainement la plus grande économie du monde, elle va probablement poursuivre ses stratégies politiques actuelles. Pourtant, un certain nombre de ses stratégies entrent en conflit avec le souhait des États-Unis de voir la Chine s'intégrer dans une architecture mondiale conforme à la vision américaine.

Conformément à leur volonté de contenir la Chine, on peut s'attendre à ce que les dirigeants américains s'éloignent de plus en plus des politiques de compromission antérieures. Ils chercheront probablement à faire mettre en place des stratégies de sanctions économiques et financières pour pousser la Chine à s'intégrer à l'architecture internationale. Et la Chine ripostera à son tour.

Il y a de grandes différences entre la guerre froide États-Unis/Chine et celle qui a opposé les États-Unis et l'Union soviétique plusieurs décennies auparavant. Et déjà parceque la Chine est bien plus intégrée à l'économie mondiale que ne l'était l'URSS.

Depuis l'adhésion de la Chine à l'OMC [Organisation mondiale du commerce] en décembre 2001, les capitaux étrangers ont afflué pour profiter de la vaste main-d'œuvre bon marché. Les flux cumulés d'investissements directs étrangers au cours de la décennie qui a suivi l'adhésion à l'OMC ont atteint 1,4 milliard de dollars, soit quatre fois les flux de la décennie précédente. Dans le même temps, la part de la Chine dans les exportations mondiales a quadruplé pour atteindre 13% depuis l'adhésion à l'OMC.

Cette évolution a transformé non seulement la Chine elle-même, mais aussi le monde, car de facto cette immense population a été intégrée à l'économie mondiale.

La position des États-Unis

Si les tensions économiques entre les États-Unis et la Chine existent depuis un certain temps, elles ont pris un relief particulier lorsque, en 2017, les États-Unis ont déclaré que la Chine était un « concurrent stratégique ». Dans ce cadre, le président Trump s'était opposé à la « politique d'engagement » bien avant d'entrer en politique, et il n'est donc pas surprenant qu'il ait adopté une posture plus affirmée contre la Chine que les précédents présidents américains.

L'administration américaine a lancé une guerre commerciale avec la Chine principalement pour trois raisons : les subventions chinoises combinées à la capacité excédentaire des entreprises d'État dans les secteurs de l'acier et de l'aluminium ont porté préjudice à des industries américaines clés ; le vol présumé et le transfert forcé des brevets d'entreprises et d'universités américaines, en violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de l'OMC ; et les pratiques commerciales considérées comme déloyales qui ont induit un important excédent commercial avec les États-Unis.

Outre ces griefs, les États-Unis avaient fait valoir que la Chine avait renié ses promesses concernant de nombreuses réformes libéralisantes à divers égards, à l'exception des politiques relatives aux marchés financiers. Citons par exemple les restrictions sur les investissements étrangers dans le secteur des services financiers, qui n'ont vraiment été libérées que depuis 2018. Les États-Unis étaient également suspicieux, et depuis longtemps, au regard de la valeur du yuan, qui s'est apprécié très progressivement, permettant à la Chine de s'emparer d'une part croissante des marchés mondiaux. Parallèlement, les entreprises étrangères n’étaient pas autorisées à fournir des services de télécommunications en Chine et étaient, jusqu'à récemment, exclues des services logistiques. Alors que l'avantage comparatif de l'Occident se situait dans les services et celui de la Chine dans le secteur manufacturier, la plupart des activités de services en Chine étaient réservées aux entreprises nationales.

Outre les arguments économiques, les États-Unis se sont également opposés avec véhémence à certaines activités de la Chine en mer de Chine méridionale et le long de ses frontières avec d'autres pays.

[« En revendiquant sa souveraineté jusqu’à la 'ligne des neuf traits' qu’elle a tracée en mer de Chine méridionale en débordant dans les ZEE du Vietnam, de la Malaisie, de l’Indonésie, des Philippines et de Brunei, Pékin se heurte déjà à ses voisins en déployant des navires de façon permanente. La Chine compte des moyens lourds surclassant les moyens combinés de tous les riverains de la mer de Chine du sud. 'Pour la plupart des pays en butte à la systématisation des incursions chinoises dans leur ZEE, la question se pose plus en termes politico-militaires que juridiques compte tenu de l’asymétrie des moyens maritimes en présence.'

Les espaces maritimes évoqués comme étant 'sous juridiction nationale' chinoise étant contestés, on peut craindre 'une multiplication des situations de zones grises, c’est-à-dire de tensions appuyées, ne relevant ni du temps de guerre, ni du temps de paix, et qui ont trait à la souveraineté et aux droits maritimes.'

Dans ce cadre, la confrontation sino-américaine porte aussi des risques d’escalade. » Le Monde, février 2021 : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/04/pekin-arme-ses-gardes-cotes-suscitant-l-inquietude-de-ses-voisins_6068807_3210.html - ndlr]


La position chinoise

La Chine considère que son essor économique fait partie du « rêve chinois de rajeunissement national ». Celle-ci considère que l'histoire interventionniste des pays occidentaux lui a nui tant sur le plan culturel qu'économique, et les dirigeants chinois sont désireux de rattraper les pertes subies au cours du siècle qui a précédé la création de l'État chinois moderne par Mao en 1949.

La planification à moyen terme de la Chine est orientée vers les « deux objectifs du centenaire ».

Le premier consiste à faire de la Chine une société « modérément prospère » d'ici au centenaire du Parti communiste en 2021. Cet objectif a été résumé comme conduisant au doublement du PIB entre 2010 et 2020, un objectif qui a des chances d'être manqué de peu en raison de la pandémie.

La deuxième objectif du centenaire est le 100e anniversaire de la fondation de la République populaire, en 2049, date à laquelle la Chine souhaite se positionner comme un « pays socialiste moderne, prospère, fort, démocratique, culturellement avancé et harmonieux ».

Le « rajeunissement national » signifie également la volonté de la Chine de retrouver sa position antérieure de première économie mondiale et de grande puissance.

S’il est probable que la Chine dépassera les États-Unis en tant que première économie mondiale dans une dizaine d'années, dans le même temps, la Chine cherchera probablement à établir une forte influence sur la région asiatique, mais pas sur les États-Unis ou l'Europe dans leurs hémisphères.

[On évoque concernant la Chine « l'empire du Milieu, ou 'le pays du centre', c'est-à-dire le centre du monde. Le centre est considéré en Chine comme la cinquième direction après celles marquées par les points cardinaux. Cette donnée explique l'attitude qui a toujours été celle de la Chine vis-à-vis de ses voisins. 'L'ailleurs', pour un Chinois, est si lointain qu'il en deviendrait presque inexistant...

La construction, dès la fin du deuxième millénaire av. J.-C., de la Grande Muraille, illustre parfaitement ce rapport que la Chine, pays du centre, entretient avec 'le monde extérieur', celui de la périphérie. Ce grand mur de plus de six mille kilomètres a certes contribué à sanctuariser le territoire chinois en tant que 'centre du monde' d'où on ne sort et où on ne rentre que si l'on montre patte blanche.

Mais la Grande Muraille témoigne éga­lement de l'absence de visée impérialiste de cet immense empire qui a tou­jours considéré ne pas avoir besoin de conquérir d'autres territoires, parce que le sien lui suffisait amplement. Car ce mur, s'il était avant tout destiné à empêcher les 'barbares' de venir goûter aux délices de la Chine, doit être également perçu comme le signe que le pays n'a pas intérêt à épuiser son énergie en partant à la conquête des territoires périphériques.

Si les Chinois, à certaines époques, et notamment sous les Tang, annexèrent des royaumes d'Asie centrale, c'était moins par volonté d'étendre leur emprise que pour mieux se protéger des invasions venues de la steppe ou des déserts.

La Grande Muraille, même si elle symbolise l'étanchéité, dans les deux sens, du territoire du pays du centre, n'a pas empêché, loin de là, les échanges économiques, démographiques, culturels et religieux entre la Chine et le reste du monde. Mais c'est plus par capillarité et par petites touches quasiment indétectables que de tels échanges eurent lieu, soutenus il est vrai par le fantastique instinct commercial dont le peuple chinois fait preuve depuis des millénaires et qui le porte très naturellement vers l'échange avec autrui. » Luc Rozsavolgyi : Introduction à la civilisation chinoise : http://rozsavolgyi.free.fr/cours/civilisations/civilisation%20chinoise/intro_civilisation/index.htm - ndlr]


La technologie : un point d'achoppement crucial

Si les États-Unis et la Chine finiront peut-être par surmonter certains de leurs désaccords en matière de commerce et de politique, la technologie est une question bien plus épineuse. L'intelligence artificielle prenant de plus en plus d'importance, aucune des deux parties ne semble prête à revenir sur sa position.

Nous nous attendons au contraire à ce que chacun se lance dans une course aux armements pour obtenir les plateformes et applications d'IA les plus performantes. L'un des principaux champs de bataille sera les semi-conducteurs et, plus précisément, les logiciels utilisés pour les concevoir et les machines utilisées pour les fabriquer.

Les États-Unis, quant à eux, affirment depuis longtemps que des entreprises chinoises se sont emparées indûment des brevets américains. En outre, les États-Unis ont été frustrés par les politiques d'approvisionnement de la Chine, qui excluaient certaines entreprises et technologies étrangères, notamment dans les secteurs de la finance ou des télécommunications. Ainsi les États-Unis ont exclu Huawei du déploiement de la 5G, arguant que Huawei serait utilisé dans des buts d’espionnage par les agences de sécurité chinoises. Les États-Unis ont également demandé à leurs alliés et pays partenaires de faire de même, avec plus ou moins de succès.

La Chine considère avoir introduit des systèmes de contrôle pour faire respecter la propriété intellectuelle étrangère, même s'ils n'ont pas eu l'effet escompté selon les États-Unis. Les deux parties se sont opposés sur des questions juridiques en rapport aux brevets et l'ampleur du désaccord ne peut que s'aggraver.

Une course à l’armement technologique semble inévitable.

Si les États-Unis sont le leader mondial en matière de technologie, la Chine est désormais proche de la parité en terme de recherche et développement, et de financement. La priorité chinoise en matière de technologie découle de la stratégie « Made in China 2025 » [programme stratégique chinois élaboré en mai 2015, qui s'inspire principalement du modèle de développement industriel allemand appelé « Industrie 4.0 ». Wikipédia - ndlr]

Celle-ci se concentre sur les technologies du futur dans lesquelles le gouvernement cherche à atteindre une dominance mondiale. Bien entendu, la Chine n'est pas seule dans ce domaine. De nombreux pays ont des politiques industrielles ambitieuses, et le plan MIC2025 suit consciemment le programme « Industrie 4.1 » de l'Allemagne.

Alors que la Chine a accru son expertise technologique, les autres pays de l'OCDE ont mis du temps à conscientiser à quel point ils sont complètement dépendants de la Chine pour les technologies existantes.

Si les désaccords sur les technologies s'aggravent au cours de cette décennie, les effets se répercuteront dans le monde entier. Les États-Unis et la Chine continueront probablement à élaborer des normes technologiques mondiales rivales, ce qui participera à la création d'un « mur technologique » qui se traduira par une très faible interopérabilité et potentiel d’interaction entre les plates-formes Internet, les réseaux de communication par satellite, les infrastructures de télécommunications, l'architecture des unités centrales de traitement ou encore les systèmes de paiement.

Les différentes entreprises et pays devront soit choisir leur camp, soit déployer deux normes de communication et de mise en réseau différentes pour assurer l'interopérabilité. Au total, cela pourrait coûter aux groupes technologiques jusqu'à 3,5 milliards de dollars.

[Voir la note d'Apjit Walia de DB pour en savoir plus sur le prochain Tech Wall et les coûts associés pour l'économie mondiale : https://www.db.com/news/detail/20200908-new-report-from-deutsche-bank-technology-strategist-apjit-walia-reveals-america-s-racial-gap-in-big-tech?language_id=1]

Un deuxième problème est lié à la perturbation des chaînes d'approvisionnement. Bien que Covid-19 ait accéléré les plans de certaines entreprises pour diversifier leurs opérations internationales, en particulier si elles sont concentrées dans un seul pays comme la Chine, une réorganisation est un processus lent. Le transfert des opérations vers des pays comme le Vietnam, l'Inde, la Malaisie, l'Indonésie et les Philippines pourrait prendre jusqu'à dix ans, car il est à craindre que ces pays ne disposent pas des infrastructures, de la main-d'œuvre qualifiée et des réseaux groupés de la Chine.


La stratégie américaine et la réponse probable de la Chine

Quel que soit le vainqueur des élections américaines de cette année, il poursuivra très probablement une politique « d’endiguement » de la Chine.

Si le président Trump est réélu, nous pensons qu'il continuera à appliquer des droits de douane et à contrôler les exportations. Il pourrait également mettre en œuvre des contrôles sur les capitaux conformément aux menaces exprimées. Bien que lors de son premier mandat il ait eu tendance à agir de manière unilatérale, il est probable qu'il finira par reconnaître la nécessité de créer des partenariats avec les nations alliées s'il escompte qu'elles adhèrent aux politiques américaines.

Si Joe Biden remporte l'élection, il cherchera presque certainement à s’opposer à la Chine sur bon nombre des problèmes identifiés par le président Trump. Cependant, Joe Biden cherchera probablement à s’appuyer sur une coalition internationale. Cette coalition pourrait inclure, au minimum, les « cinq yeux » (États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande et Canada), le Japon et l'Union européenne.

Quel que soit le président au pouvoir, son plan d'action vis-à-vis de la Chine se rapprochera probablement de celui mis en œuvre pendant la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique. La guerre commerciale s'intensifiera et conduira à davantage de droits de douane, sanctions, contrôles des capitaux, blocages des transferts de technologie et passages aux frontières, normes technologiques, course aux armements, saisies d'actifs et retournements d’alliances. Certains suggèrent que les contrôles américains sur les exportations pourraient nuire à la Chine plus que des mesures de rétorsion, mais ces barrières ne seront pas efficaces longtemps si la Chine cherche à s'approvisionner en produits concurrents auprès d'autres fournisseurs.

Les deux parties prendront probablement des mesures pour garantir leur propre accès, et bloquer l'accès de l'autre, aux produits de base et aux matières premières vitales (la Chine a une emprise notable sur les terres rares). Cela dit, les deux parties trouveront probablement des accès alternatifs aux ressources dont elles ont besoin.

Dans un scénario extrême, la Chine pourrait perdre l'accès aux marchés américain et européen. Une coopération interbancaire minimale serait nécessaire pour faciliter les faibles flux d'échanges et d'investissements qui subsisteraient, et le monde tendrait vers une globalisation plus limitée.

Les deux parties se querelleront aussi probablement sur leurs positionnements géopolitiques et s’appliqueront à créer des bases sur les routes maritimes stratégiques. Cela pourrait induire une course aux armements navals et aériens dans de nombreux pays de la région. Comme lors de la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique, nous nous attendons à vivre une surenchère continue, les deux parties cherchant à séduire les alliés régionaux et autres pour les inclure dans leurs systèmes respectifs désormais fermés. Ce conflit "froid" pourrait s'étendre du Pacifique occidental à l'Afrique en passant par l'océan Indien.

Le désir de découplage ne sera pas à sens unique.

En effet, la Chine a déjà exprimé des inquiétudes quant à sa dépendance à l'égard des États-Unis. En particulier, la Chine souhaite diversifier ses marchés d'exportation et réduire sa dépendance à l'égard des exportations comme moteur de croissance. De nombreux pays pourraient souhaiter se ranger du côté de la Chine et de son système, et ainsi se dissocier des exigences des systèmes mondiaux actuels contrôlés par les États-Unis.

[Le nouveau président américain « Joe Biden a exprimé le 10 février 2021 la volonté de se doter d'une nouvelle stratégie militaire 'ferme' face à la Chine, que les États-Unis considèrent comme leur adversaire stratégique numéro un. L'objectif est de déterminer la posture militaire nécessaire dans le Pacifique pour contrer les ambitions territoriales de Pékin, développer la coopération avec les alliés, mais aussi déterminer le genre de relations que les États-Unis souhaitent avoir avec l'armée chinoise ou encore le genre d'armement à développer ou pas. 'C'est comme ça que nous pourrons répondre aux défis que pose la Chine'.

Mais le président américain a réaffirmé qu'il voulait donner la priorité à la diplomatie. Joe s'est entretenu mercredi pour la première fois au téléphone avec son homologue chinois Xi Jinping. Lors de cet appel, le président américain a exprimé ses 'profondes inquiétudes' concernant les pratiques économiques 'injustes et coercitives' de Pékin.

Le nouveau chef du Pentagone, Lloyd Austin, a estimé que la Chine était le 'problème le plus difficile et le plus complexe' pour les États-Unis, car Washington veut dissuader Pékin militairement mais coopérer avec la Chine économiquement.

Le rétablissement de relations de confiance avec l’Europe figure aussi parmi les priorités de la nouvelle Administration américaine. » Le Figaro (AFP), 11 février 2021 : https ://www.lefigaro.fr/international/joe-biden-veut-une-nouvelle-strategie-ferme-face-a-la-chine-20210211 - ndlr]


Les pays et les entreprises pourraient être contraints de choisir un camp

Aux origines du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, les pays européens ont tenté de rester neutres, tout comme d'autres pays. Mais le maintien de cette neutralité au cours de cette décennie sera difficile, voire impossible.

L'UE s’interroge déjà quant à la nécessité de prendre parti sur certains points. Certains membres de l'UE vont jusqu’à considérer que la Chine s'immisce dans ses affaires internes. La participation de la Chine à la réunion 17+1 des pays d'Europe centrale et orientale, ainsi que les projets de l'initiative « Belt and Road » dans certains pays de l'UE, n'en sont qu'un exemple. D'autres États membres, en revanche, sont beaucoup plus à l'aise avec l'engagement chinois.

Le débat est particulièrement sensible en Allemagne. Pendant des décennies, la stratégie allemande vis-à-vis de la Chine a été guidée par la devise « Wandel durch Handel » (« le changement par le commerce »). Récemment, cependant, divers dirigeants ont remis en question cette politique.


Le rachat de l'entreprise technologique allemande Kuka par Midea en 2016 a été un événement déclencheur, alors que les responsables politiques allemands considéraient Kuka comme un acteur clé de la stratégie gouvernementale Industrie 4.0 [Kusa est une entreprise basée à Augsbourg en Allemagne, spécialisée dans les robots industriels et les prestations de production automatisées destinées aux industries. La société compte 25 filiales dont la plupart opèrent dans la distribution et les services, aux États-Unis, au Mexique, au Brésil, au Japon, en Chine, en Corée du Sud, en Inde, à Taiwan, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe et en France. Wikipedia - ndlr]

Quelques mois après Kuka, l'administration américaine a contraint l'Allemagne à retirer son approbation du rachat par la Chine du fabricant allemand de puces Aixtron, qui fournissait des puces pour le système Patriot.

Mais le véritable déclencheur est en fait venu de l'industrie allemande elle-même.

En janvier 2019, la Fédération des industries allemandes (BDI) a publié un document de position stratégique extrêmement critique, notifiant que les entreprises étaient susceptibles de se retrouver dans des situations parfaitement ingérables. En effet, les entreprises américaines et européennes dans un certain nombre de secteurs clés sont particulièrement dépendantes de la Chine pour une part importante de leurs revenus.

La plupart des pays développés ayant connu une phase de croissance lente au cours de la dernière décennie, la Chine a donc représenté une source essentielle de croissance pour ces entreprises. Parallèlement le rôle de la Chine dans la chaîne d'approvisionnement des entreprises, en particulier dans les domaines liés aux technologies, est essentielle.

Si l'Europe est entraînée dans ce jeu, les conséquences sur ses entreprises seront profondes. Il existe un risque de rupture d’approvisionnement de pièces électroniques, qui sont en bonne partie fabriquées en Chine.

Par ailleurs les entreprises européennes ont réalisé d'importants investissements en Chine, ce qui les expose directement. Outre la perte des investissements réalisés en Chine, les entreprises américaines et européennes devraient reconsidérer leurs chaînes d'approvisionnement en investissant dans de nouvelles capacités de production pour remplacer celles perdues dans ce jeu avec la Chine. Il s'agit d'un processus long et coûteux.

Si un découplage avec la Chine coûterait très cher aux entreprises américaines et européennes, les conséquences se répercuteront de même sur les entreprises chinoises. Un partenariat limité avec les entreprises occidentales pourrait priver les entreprises chinoises de l'accès aux brevets occidentaux. Un bon exemple est celui des véhicules électriques et autonomes.

En outre, l'accès aux métaux et aux produits miniers, notamment l'acier, le minerai de fer et le cuivre, pourrait être menacé.

Enfin, les entreprises américaines, européennes comme chinoises devraient toutes anticiper que les politiques « ESG » des investisseurs pourraient bientôt être utilisées pour les pénaliser [il s’agit d’une charte actualisée en permanence qui permet d’inclure des thématiques extra-financières dans les process de nouveaux investissements. Cette grille « ESG » permet d’identifier les principaux enjeux et indicateurs clefs autour des thèmes : Environnement, Social, Gouvernance. Ciclad : https://www.ciclad.com/esg/ - ndlr].

Par exemple, si un groupe d'investisseurs spécifique dans un pays décide de politiques éthiques contraires à celles de l'entreprise dans un autre pays, il peut forcer l'entreprise à découpler ses opérations. Peu importe que l'entreprise soit américaine, chinoise ou européenne, sa direction n'aura d'autre choix que de se plier aux exigences des investisseurs.

Ainsi, après 40 ans d'attitude bienveillante face au retour de la Chine parmi les grandes puissances économiques mondiales, la prochaine décennie verra probablement un ordre mondial beaucoup plus tendu à mesure que la Chine tendra vers un statut de première économie mondiale.

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4/ Une décennie décisive pour l'Europe ?

L'Europe a souvent démontré son aptitude à se relever après des crises, et nous ne devrions jamais sous-estimer la capacité des pays de l'UE à faire les arbitrages nécessaires sur des questions essentielles. Pourtant, la pandémie de Covid-19 a exacerbé un certain nombre de faiblesses préexistantes de l'Europe, et doit servir d’avertissement à une décennie qui va s’avérer décisive.

Le désordre semble inévitable, mais il ne sera pas nécessairement "mauvais". Ainsi, la pandémie a insufflé un nouvel élan à la consolidation de l'intégration Européenne.

La question est de savoir si l'Europe peut s'appuyer sur ces progrès, relancer son économie et s'engager sur la voie d'une croissance durable, ou au contraire restera embourbée dans la stagnation économique et les troubles politiques. Et il est à craindre que ce dernier scénario n'entraîne une fragmentation accrue.

Pour examiner les nombreux points de pression sur le continent, il convient de revenir sur la dernière décennie pour mettre en évidence les troubles auxquels l'Europe a été confrontée et comment ils ont conduit à sa position actuelle relativement précaire.

Les années 2010 se sont avérées être la décennie la plus tumultueuse pour le projet européen depuis la formation de la CEE dans les années 1950 [la CCE ou Communauté économique européenne est une organisation supranationale créée en 1957 pour mener une intégration économique, dont le marché commun, entre, initialement, l'Allemagne de l'Ouest, la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Wikipedia - ndlr].

Elle a débuté au lendemain de la crise financière mondiale [2007-2008], qui avait déjà fait grimper le chômage en flèche et fait chuter le niveau de vie sur tout le continent. Alors que la reprise était en cours, la crise de la dette souveraine a éclaté, sapant encore davantage la cohésion de l'UE entre le nord et le sud, et soulevant même des questions existentielles sur l'avenir de la monnaie unique.

Les résultats économiques de cette période ont été désastreux, en particulier pour l'Europe du Sud. Il suffit de voir la divergence du PIB réel par habitant entre l'Allemagne et l'Italie.

Jusqu'en 2019, avant la pandémie, l'Allemagne avait connu une croissance de 28% depuis la création de l'euro deux décennies plus tôt, alors que l'Italie n'avait connu que 2%, cet écart de performance s'étant sensiblement creusé après la crise financière.

Dans ce contexte économique morose, les partis populistes et eurosceptiques ont connu un succès croissant sur le continent, sapant un peu plus les institutions de l'Union européenne.

En Allemagne, l'AfD a fait son entrée au Bundestag pour la première fois lors des élections fédérales de 2017. En France, Marine Le Pen a atteint le second tour de l'élection présidentielle, remportant plus d'un tiers des voix. En Italie, la Lega, parti de droite, s'est associée au Mouvement 5 étoiles, parti anti-établissement, pour former une coalition gouvernementale en 2018, bien que cette coalition se soit divisée l'année suivante. Et en Espagne, le parti de droite Vox a remporté plus de 15% des voix lors des élections générales de l'année dernière.

Alors que la situation économique intérieure se détériorait, l'environnement extérieur de l'Europe devenait de moins en moins sécurisé : l'élection du président Trump a vu une augmentation des tensions commerciales avec les États-Unis, un allié pourtant auparavant fiable ; l'instabilité au Moyen-Orient a vu plus d'un million de réfugiés fuir vers l'Europe pour une vie meilleure, ce qui a mis un certain nombre de gouvernements sous pression ; et en 2016, le Royaume-Uni a vu une petite majorité d'électeurs choisir de quitter complètement l'UE.

Ainsi, avant même que la pandémie ne frappe, l'Europe était confrontée à un certain nombre de défis substantiels. Le Covid-19 a fait office de catalyseur en exacerbant les tensions, et semble annoncer une nouvelle décennie tumultueuse.

D’un point de vue économique, la pandémie a aggravé une situation déjà fragile. Cette année, la zone euro devrait connaître sa plus forte contraction économique depuis sa création il y a plus de vingt ans, la DB prévoyant une baisse de 8,6% du PIB en 2020.

En outre, la reprise devrait être lente, l'activité économique ne devant pas retrouver ses niveaux d'avant la crise avant le début de 2023. Et encore, cette prévision repose sur l'hypothèse qu'il n'y aura pas de deuxième vague conséquente du virus, ce qui entraverait davantage la reprise.

À la fin de 2025, l'activité réelle ne devrait être supérieure que de 2,9% à ses niveaux de fin 2019, ce qui place l’Europe derrière les États-Unis et la Chine.

Le choc est également susceptible de creuser les divergences existantes entre les États membres de l'UE. Cela s'explique en partie par le fait que l'Italie et l'Espagne ont été plus durement touchées par la pandémie, mais aussi par le fait que leurs économies sont plus dépendantes d'industries comme le tourisme, qui ont été touchées de manière disproportionnée. C'est pourquoi la DB prévoit que l'Italie et l'Espagne subiront des contractions respectivement de -11,0 et -13,7%, en 2020, tandis que l'Allemagne (qui était dans une meilleure situation au départ) connaîtra une baisse plus faible de -6,4%.


Pour rester objectif, les décideurs européens ont reconnu ce problème, d'où l'accord sur la création d'un fonds de relance [à la date du rapport, février 2020] de 750 milliards d'euros, qui aura une capacité d'emprunt commune et allouera 390 milliards d'euros de subventions et 360 milliards d'euros de prêts aux États membres européens, afin de les aider à se redresser.

Il s'agit de la première enveloppe budgétaire anticyclique de l'UE, qui corrige un défaut de conception majeur de la monnaie unique, à savoir l'absence de puissance budgétaire à l'échelle de l'UE pour aider les États membres à amortir les effets des chocs économiques. En outre, les transferts budgétaires proposés sont en partie proportionnels à la baisse du PIB en 2020 et 2021, et la somme de 750 milliards d'euros représente environ 5,5% du PIB de l'UE en 2019, soit un total significatif.

Néanmoins, cet accord a déjà mis à rude épreuve la politique entre les États membres. Les « quatre frugaux » [ou « frugal Four » : Autriche, Danemark, Suède et Pays-Bas, soit les quatre pays du Nord les plus attachés à une Europe libérale et peu dépensière - ndlr] ayant forcé une modification de l'équilibre entre dons et prêts, passant d'une allocation initiale de 500 milliards d'euros de dons et 250 milliards d'euros de prêts à une répartition de 390 / 360. Ce fonds de relance est également un instrument temporaire, il ne représente donc pas un moment "hamiltonien" à la manière des États-Unis, lorsque le gouvernement fédéral a garanti la responsabilité des dettes des États.

En cas de choc ultérieur, on pourra donc s'interroger à nouveau sur la nécessité d'un fonds similaire ou d'un instrument plus permanent - ce qui représenterait un pas dans la bonne direction qui pourrait marquer le début d'une intégration économique complète.

Mais il ne faut pas s’y tromper : sans fonds de relance, et sans d'autres dispositifs si nécessaire, le projet européen aurait pu être et peut toujours être en sursis.


Parallèlement, le problème des niveaux élevés de dette publique en Europe est loin de s’être évaporé.

Avant la pandémie, le ratio dette/PIB de l'Italie était plus de deux fois supérieur à celui de l'Allemagne, soit 135% du PIB, et il est aujourd'hui encore largement plus élevé. Et si l'Italie est toujours en mesure de se financer et que les écarts de taux ont considérablement diminué par rapport aux sommets atteints pendant la crise de la dette souveraine, ils restent élevés par rapport aux niveaux d'avant la crise financière.

L'héritage des dettes accumulées par l'Europe contribuera non seulement à définir l'orientation du continent, mais il entrave également ses performances économiques actuelles.

Par exemple, bien que l'Italie ait enregistré des excédents primaires constants ces dernières années (c'est-à-dire un excédent avant paiement des intérêts), le lourd fardeau de sa dette signifie que le pays est contraint de consacrer une grande part de ses ressources au paiement des intérêts de la dette plutôt qu'à d'autres investissements améliorant la productivité. Et inversement, cette faible croissance potentielle sape davantage la dynamique de sa dette, créant ainsi un cercle vicieux.

Par ailleurs, si le montant du fonds de relance est important et aura un impact significatif sur les pays bénéficiaires, il est loin d’être évident qu'à long terme il permettra de modifier de façon permanente la dynamique qui a conduit à la divergence structurelle initiale.

En outre, compte tenu des limitations des marges de manœuvre de toute politique budgétaire, la politique monétaire approche des limites de ses moyens d’action. Si le taux d'intérêt d'équilibre continue de baisser, il serait même plausible d'envisager un scénario de japonification, dans lequel la politique monétaire se retrouve piégée dans des taux négatifs, la banque centrale est alors incapable de générer une inflation soutenue et le système bancaire s’étouffe lentement.

L'inquiétude quant à l'efficacité à long terme du fonds de relance est renforcée par la possibilité que des programmes d'austérité soient engagés par le noyau politique européen une fois la pandémie réglée.

Si tel est le cas, les tendances à la désinflation seront difficiles à combattre. Cela pourrait entraîner des conséquences négatives similaires, mais amplifiées, à celles que nous avons connues au cours de la dernière décennie. Si l'UE décide d’opter pour une politique de rigueur budgétaire, les divergences économiques et politiques pourraient s'accentuer malgré le fonds de relance. Cette désinflation, combinée à des conflits politiques en augmentation, ouvrirait la voie à une ère de crises en Europe.

Un chapitre distinct, plus bas, est consacré aux questions inflationnistes.


Au cours de la prochaine décennie, les difficultés économiques du continent seront aggravées par sa démographie. Plus précisément, l'Europe connaîtra un vieillissement notable de sa population, qui devrait devenir un problème de plus en plus évident à l'horizon des années 2020.

Actuellement, la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans dans la zone euro s'élève à 21%, contre 16% en 1999, lors du lancement de la monnaie unique. Mais d'ici 2030, les prévisions de l'ONU prévoient que cette part passera à 25%, avant d'atteindre 29% en 2040. Pour donner un ordre d'idée, le chiffre de 29% en 2040 est plus élevé que celui du Japon actuel en 2020.

Cette tendance au vieillissement de la population augmentera la pression sur les finances publiques, car une part décroissante de citoyens en âge de travailler devra payer les impôts qui financent les retraites et soins de santé d'une population âgée en forte croissance.

En outre, comme les personnes âgées représenteront une proportion de plus en plus importante de l'électorat, ce déséquilibre ouvre la voie à des conflits intergénérationnels, car les considérations électorales des politiciens les amèneront à privilégier de plus en plus les intérêts des citoyens âgés par rapport à ceux des jeunes.

Un chapitre distinct, plus bas, est consacré à ce thème. Notons d’ores et déjà que des changements sont peut-être en train de se produire alors que les Millennials (et les plus jeunes) commencent à approcher la parité en nombre d'électeurs. Cela se produira plus tard en Europe qu'aux États-Unis et au Royaume-Uni, et cette tendance est lente, mais confirmée sur la majeure partie du continent. Comme nous le verrons, l'Italie sera très en retard, qui atteindra le point d'inflexion plus tard en raison d'un plus grand déséquilibre démographique, ce qui pourrait la conduire à rester dans des politiques de statu quo plus longtemps qu'ailleurs.


Le vieillissement de la population n'est pas le seul problème de l'Europe. La diminution de la taille de la population est tout aussi inquiétante. En effet, au cours de la prochaine décennie, la croissance globale de la population sera probablement négative, ce qui rapprochera l'Europe du Japon.

Alors que l’Europe devrait connaître dans la prochaine décennie, après le Covid, une lente reprise, que le chômage restera élevé et que les questions démographiques n’aideront pas les gouvernements à équilibrer leurs bilans, il ne sera pas surprenant de voir les troubles économiques aller de pair avec les troubles politiques.

Ces troubles pourraient être exacerbés par les processus institutionnels parfois lourds de l'UE, les décisions sur de nombreux sujets étant prises à la majorité qualifiée, 55% des États membres de l'UE représentant au moins 65% de la population de l'UE étant nécessaires pour soutenir les mesures. Sur certains autres sujets, tels que le fonds de relance, l'unanimité totale est requise.

Une économie tendue et un processus décisionnel lourd offrent les ingrédients idéaux au succès de nouveaux mouvements populistes, d’autant que le chômage des jeunes est extrêmement élevé dans une grande partie de l'Europe, en particulier dans le sud, et risque d'augmenter encore grâce à la pandémie.

Parallèlement, le désenchantement à l'égard de l'Union européenne reste élevé dans de nombreux pays. Par exemple, les sondages Eurobaromètre de l'UE montrent que près de la moitié des Européens disent qu'ils ont « tendance à ne pas faire confiance » à l'UE. Bien que cette proportion soit en diminution par rapport aux niveaux élevés atteints pendant la crise de la dette souveraine, elle reste bien supérieure aux niveaux observés avant la crise financière.

L'appel des sirènes du populisme [définition : incapacité à saisir la complexité du réel, jusqu’à sombrer dans la séduction d’une rhétorique réductrice et démagogique, avec le risque de déboucher tôt ou tard sur des politiques autoritaires en réaction à une impossibilité de gérer le pays - ndlr] sera probablement favorisé par la croissance des nouveaux moyens de communication qui court-circuitent les médias traditionnels.

En effet, l'omniprésence des médias sociaux a joué un rôle essentiel dans l’émergence de nouveaux mouvements qui ont ébranlé les partis traditionnels. En Italie, le Mouvement 5 étoiles, qui est le plus grand parti au Parlement, a explosé en popularité alors qu'il n'a été fondé qu'en 2009. En Allemagne, l'AfD est désormais le troisième parti le plus important au Bundestag, alors qu'il n'a été fondé qu'en 2013.

Mais les groupes de droite ne sont pas les seuls à s'être emparés de la « révolution de la communication » et à avoir ainsi conquis le cœur des électeurs. Le meilleur exemple de bouleversement politique s'est peut-être produit lorsque Emmanuel Macron a remporté l'Élysée à la tête d'un tout nouveau parti fondé à peine un an plus tôt. Peut-être la politique européenne des années 2020 sera-t-elle définie par des partis qui n'existent pas encore ou qui émergent à peine ?


En raison de la rapidité des bouleversements politiques et de la fragilité d’économies lourdement endettées, les années à venir seront non seulement déterminantes pour l'avenir de l'Union européenne, mais dans tous les cas particulièrement troubles, qui pourraient conduire l'Europe sur des chemins de traverse de manière imprévisible.

Sur court terme, les principaux événements de l’agenda politique européen seront les élections allemandes de 2021, l'élection présidentielle française de 2022, puis les scrutins espagnol et italien qui doivent avoir lieu d'ici 2023. Et ce, avant même de prendre en compte les problèmes qui se posent en Europe de l'Est, où les gouvernements polonais et hongrois se sont déjà opposés aux institutions européennes au sujet de l'État de droit.

Face à un tel éventail de problèmes intérieurs, l'Europe risque de prendre du retard sur la scène internationale.

Au cours des dernières décennies, l'influence mondiale de l'Europe n'a cessé de diminuer, sa part de la population et de l'économie mondiales s'étant réduite, et ce processus devrait se poursuivre dans les années 2020. Dans une certaine mesure, il s'agit d'un processus inévitable, car les marchés émergents voient leurs niveaux de vie converger vers ceux des économies avancées.

Mais la diminution du poids de l'UE a laissé les États-Unis et la Chine comme les deux seules puissances mondiales capables de projeter leur influence, et d'autant plus que l'UE est très en retard sur le plan militaire.

Avec l'escalade des tensions entre les États-Unis et la Chine et l'incapacité de l'Europe à résoudre ses nombreux problèmes intérieurs, le risque est grand que le continent se retrouve coincé entre les deux grandes puissances et ne joue qu'un rôle secondaire de soutien.


L'Europe étant confrontée à une instabilité politique intérieure sur fond d'avenir économique très incertain et d'environnement extérieur potentiellement hostile, il y a lieu de se demander sérieusement si l'Union Européenne saura se maintenir au cours de la décennie à venir. Cette question est d'autant plus pressante que le continent sera de plus en plus confronté à un "surpoids" démographique de part son vieillissement.

Et bien que l'UE soit réputée pour avoir la capacité de traverser les crises et de trouver in extremis, à chaque fois, des solutions, l’usage régulier de « sparadraps » en lieu et place de solutions pérennes risque de conduire à un échec.

En outre, nous n'avons pas envisagé dans cette analyse la possibilité qu'un autre choc puisse se produire au cours de la prochaine décennie et créer de nouveaux dégâts, comme l'ont fait le GFC en 2008 (GFC pour « Global financial crisis », référence à la Crise financière mondiale - ndlr] ou le coronavirus en 2020.

Pour assurer sa survie à long terme, l'Europe devra s'appuyer sur le succès du Fonds de relance et utiliser cet accord capital comme un tremplin vers une union beaucoup plus intégrée sur les plans fiscal et politique.

Un scénario de fuite en avant semble de moins en moins tenable dans un monde post-Covid dans le quel les divergences économiques entre pays de la zone euro risquent de s'accentuer et non de diminuer. Il est clair que la route sera semée d'embûches, même si le résultat final pourrait être positif.

Un échec, en revanche, conduirait à une catastrophe économique et sociale.

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5/ Des niveaux d'endettement toujours plus élevés annonceront-ils l'avènement d'un monde MMT [Modern monetary theory - ndlr] ?



Notre rapport de l'année précédente, « L'histoire et l'avenir de la dette » (« The History and Future of Debt » : http://www.fullertreacymoney.com/system/data/files/PDFs/2019/September/25th/DB-LTARS-The%20History%20and%20Future%20of%20Debt.pdf - ndlr], était centré sur ce sujet.

Si dans le présent rapport l’analyse de fond est comparable, l’ampleur de l'augmentation de la dette actuelle et future et celle de la probable pression financière à venir ont fortement augmentés en raison du Covid-19.

La figure 29 montre que nous ajouterons environ 15 à 20% aux ratios dette/PIB des pays avancés en 2020, avec la probabilité que cela grimpe encore de 5 à 10% en 2021, compte tenu d’une reprise après la pandémie relativement modérée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

Tout indique que la combinaison de niveaux d'endettement toujours plus élevés et du système de monnaie fiduciaire [basé non pas sur la convertibilité en or par exemple, mais sur la confiance (fiducia en latin) que lui accorde l'utilisateur comme valeur d'échange, moyen de paiement, et donc comme monnaie, qui repose sur un principe de garantie défendu par une institution centralisatrice : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Monnaie_fiduciaire - ndlr] est un cocktail qui favorise les crises financières.

Dans un tel environnement caractérisé par des dettes de plus en plus élevées et d'impression monétaire encore plus importante [référence à la création débridée de monnaie par les États et institutions centralisatrices pour faire face aux engagements financiers, autrement dit à l’effet « planche à billets », en conséquence de quoi les monnaies fiduciaires sont soumises à un écueil qui est l'inflation - ndlr], il est assez clair que les marchés financiers s’orientent vers une caractéristique du paysage macroéconomique marqué par des soubresauts et crises qui seront de plus en plus marqués.

Il est vrai que nous pouvons nous endetter davantage, mais une société à fort endettement est toujours susceptible d'être plus exposée aux chocs.


Alors, combien de dettes les pays européens vont-ils contracter ?

Les prévisions à long terme concernant la dette publique/PIB sont relativement difficiles à obtenir et très incertaines, mais la DB et le CBO aux États-Unis [Office du Budget du Congrès, organisme non-partisan. Voir par exemple ici : https://www.latribune.fr/depeches/reuters/KBN1712C1/etats-unis-le-cbo-voit-la-dette-a-150-du-pib-en-30-ans.html - ndlr] font des prévisions.

Par rapport à un chiffre d'environ 80% en 2019, la DB prévoit que le ratio dette publique/PIB américain sera de 105% en 2020, 111% en 2021 et 124% en 2030.

Dans la section précédente consacrée à l'avenir de l'Europe, nous avons montré jusqu’à quel point l'ampleur de la dette sur le continent avait divergé ces dernières années, phénomène qui va aller en s'intensifiant.

Notons que la plupart des prévisions relatives à la dette européenne tendent à être optimistes au delà d’un horizon de prévision dépassant deux années, en vue du respect des règles du traité de Maastricht

Cependant, comme le montre le graphique ci-dessous, le FMI (et les économistes en général) sont généralement bien trop optimistes quant aux prévisions du ratio dette/PIB par exemple de l'Italie ces dernières années. Sur des périodes successives avec un horizon de prévision de cinq ans, ils ont généralement supposé que le ratio dette/PIB allait diminuer.

Or, dans les années qui ont précédé le Covid-19, il s'est, au mieux, dans des conditions de financement très favorables et un environnement de croissance en nette amélioration, stabilisé. Il a surtout conduit a une crise budgétaire grave dans la seconde moitié de 2019, aujourd’hui amplifiée par la crise du Covid-19.

[« La dette publique (en Italie) a atteint le chiffre vertigineux de 155,6% du PIB en 2020, contre 134,6% en 2019, qui constituait déjà le deuxième ratio le plus élevé dans la zone euro, derrière la Grèce. L'Italie a accumulé en 2020 une dette colossale de 2.569 milliards d'euros, contre 2.409 milliards fin 2019. » Capital, avril 2021 : https://www.capital.fr/economie-politique/lourd-deficit-en-vue-pour-litalie-cette-annee-la-dette-publique-explose-1399044 - ndlr].

La trajectoire des 10 dernières années a prouvé une sous-estimation constante de la hausse du niveau des dettes. Qu’est-ce qui nous permettrait de supposer que les prévisions pourraient s'améliorer ?


Une décennie de politique budgétaire stricte touche à sa fin.

Avant la crise Covid-19, il semblait que nous arrivions à la fin d'une mini-ère post-GFC [Crise financière globale de 2007, ou 2007 GFC : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00987627 - ndlr] de politique budgétaire stricte et de politique monétaire souple.

Cette ère a permis de stabiliser la dette à des niveaux élevés en veillant à ce que l'assouplissement quantitatif et la politique de taux zéro maintiennent les coûts d'intérêt à un niveau bas, la demande de titres à revenu fixe à un niveau élevé, tandis que les budgets gouvernementaux relativement serrés et l'austérité ont permis de ne pas trop augmenter la dette - autrement dit une période favorable à la dette publique, de manière artificielle.

Cependant, une analyse de fond montre que cette stratégie était devenue insoutenable, car une politique budgétaire relativement stricte favorisait clairement un environnement de croissance faible et insatisfaisant - qui a conduit à l’émergence de mouvements populistes partout dans le monde et a fragiliser de manière conséquente la construction de l'Union européenne.

Ce n'est qu'en juillet 2019 que l'UE a décidé de ne pas poursuivre une procédure pour déficit excessif contre l'Italie, après que le pays ait prit des mesures pour réduire son déficit de 2019

[Lire cet article de David Cayla de 2013 dans Marianne : « Le plan de sauvetage de la Chypre change tout »

« L'erreur est de confondre les stocks et les flux. La dette est un stock, le PIB est un flux. La stratégie de la rigueur consiste à prélever sur le flux pour abonder le stock. Sauf que ce flux est un flux circulaire. Toute dépense d'un agent économique est une recette pour un autre agent économique. En prélevant sur les dépenses, on diminue le volume du flux et donc la capacité à prélever plus tard sur les recettes qu'auraient entraînées ces dépenses. Imaginons de l'eau qui circule dans un bassin en circuit fermée. S'il y a cent litres d'eau qui circule, vous ne pourrez certainement pas remplir un seau de 120 litres en prélevant l'eau du bassin. Voilà pourquoi le plan de sauvetage de Chypre change tout. Pour la première fois, les autorités européennes ont admis qu'on pouvait gérer un problème de stocks par... un prélèvement sur les stocks, et que la meilleure façon de le faire c'était de diminuer d'autorité les dettes et les créances. En effet, quelle que soit la manière dont on le prend, le plan européen de taxation des comptes bancaires revient à un plan de restructuration des dettes. » : https://www.marianne.net/economie/chypre-la-crise-qui-change-tout - ndlr]


À l'autre extrémité du spectre européen, l'Allemagne a subi des pressions croissantes pour s'éloigner des politiques de type « Black Zero » [stratégies de « levier budgétaire » visant à conférer aux banques centrales le pouvoir de financer directement l'économie. L’idée est que, pour faire face à la prochaine crise économique, la politique monétaire seule ne suffira pas. La solution consisterait à confier aux banques centrales la gestion d'un compte spécial de dépenses leur permettant de « mettre de l'argent directement dans les mains des consommateurs des secteurs privés et publics » : https://www.lesechos.fr/amp/1125930 - ndlr]

Au Royaume-Uni, un gouvernement a été élu fin 2019 pour réduire les inégalités salariales dans le pays, répondre aux symptômes à l'origine du vote du Brexit, et par voie de conséquence augmenter les dépenses budgétaires. Bien avant, le président Trump avait instauré d'importantes réductions d'impôts pour l'économie américaine et conduit à quelques années de déficits d'environ 3 à 5%.

Autrement dit, d’une manière ou d’une autre, les politiques de rigueur budgétaire approchaient de leurs limites et tendaient à être abandonnées.

Le Covid-19 a accéléré ce processus, en rupture avec des stratégies qui ont entraîné durablement le monde occidental dans une période d’austérité. La bonne question est de savoir si les gouvernements, une fois la pandémie passée, tenteront ou non de renouer avec une politique budgétaire plus stricte.

Peu après la crise financière mondiale de 2007, les gouvernements ont annoncé qu'ils devaient améliorer leurs bilans le plus rapidement possible sous peine d’aboutir à une crise de la dette souveraine. Pour nombre d’analystes, le fait que l'Europe périphérique ait connu une telle crise avant l'intervention de la BCE [Banque centrale européenne] prouvait que les finances publiques devaient être remises d'urgence sur une voie plus durable.

Cependant, à notre avis, la crise du Covid-19 a probablement ouvert la boîte de Pandore en termes de dépenses publiques. Nous avons constaté qu'il était possible de voir les déficits exploser sans que les rendements souverains n'augmentent.

Nous pensons donc que les gouvernements continueront à dépenser et que les banques centrales faciliteront de plus en plus ce processus par un assouplissement quantitatif quasi continu au cours des années à venir.

Compte tenu de la pression des opinions publiques, quels politiciens seront assez courageux pour imposer une nouvelle période d’austérité aux infirmières, médecins et autres travailleurs indispensables qui ont été admirés pendant la pandémie ? De même, les gouvernements ont-ils d’autres choix que de permettre aux travailleurs licenciés ou écartés du marché du travail pendant la crise de retrouver les avantages les plus basiques aux quels ils ont eu droit pendant leur période de chômage ? Il semblerait que la crise du Covid-19 a changé la donne et que les gouvernements seront désormais politiquement incités à creuser des déficits de plus en plus importants au fur et à mesure que nous sortirons de la pandémie et sur la durée.

Les dettes du secteur public seront donc structurellement plus élevées pendant une longue période, tout comme les dettes des entreprises et des consommateurs, qui ont soufferts pendant la pandémie.


Ce que nous décrivons ci-dessus est une évolution vers le MMT [Modern monetary theory - ndlr] et/ou la monnaie hélicoptère.

Dans l'étude de l'année dernière [« The History and Future of Debt » - ndlr] nous avons décrit leurs principales caractéristiques et analysé les différents points de convergence et de divergence.

Voir les pages 45-51 pour plus d'informations à ce sujet [« Helicopter money and/or MMT – the next big policy shift ? » dans ce rapport : http://www.fullertreacymoney.com/system/data/files/PDFs/2019/September/25th/DB-LTARS-The%20History%20and%20Future%20of%20Debt.pdf - ndlr]

Étant donné la longueur de la prose sur ce sujet dans l'étude de l'année dernière, nous ne ne reviendrons pas dessus, mais évaluerons plutôt de sa probabilité et de ses conséquences.

Pour l'instant, nous sommes dans un monde utilisant de facto des variantes des MMT ou monnaie hélicoptère dans des politiques monétaires et fiscales fonctionnent à plein régime pour atténuer les pires conséquences de la pandémie.

Là où l'opinion des économistes et stratèges économiques se divise, c'est sur la question de la permanence de ces stratégies à l’avenir.

Nous pensons que ce sera le cas et que la reconstruction de l'économie après la pandémie servira de prétexte idéal pour persévérer dans ce sens.

D’autant que les investissements « verts » en conséquence des contraintes liées au changement climatique devraient normalement faire partie des priorités et constituer une autre bonne raison pour faire tourner à plein régime la « planche à billet ».


La dette est-elle importante ?

Au cours de la dernière décennie, il est apparu de plus en plus clairement que les économies peuvent fonctionner avec des niveaux d'endettement beaucoup plus élevés que ce que l'analyse standard de la viabilité de la dette aurait pu suggérer avant la crise financière mondiale.

Toutefois, le fait qu'elles puissent fonctionner avec des niveaux d'endettement plus élevés ne signifie pas que le chemin sera sans heurts. En fait, c'est loin d'être le cas.

Avec des niveaux d'endettement élevés, nos sociétés seront plus vulnérables et sujettes à des crises financières - et ce n'est pas une coïncidence si nous avons connu deux crises graves en un peu plus d'une décennie. Bien que la crise du Covid-19 soit exogène au système financier, compte tenu de la gravité de la crise, la nécessité d’une réponse de grande ampleur induisant un fort effet de levier sur l'économie mondiale n’a pas laissé d’autre alternative qu’un interventionnisme massif des pouvoirs publics.

Comme nous l'avons souligné dans notre étude à long terme de 2017 intitulée « La prochaine crise financière » [« The Next Financial Crisis » : http://www.tramuntalegria.com/wp-content/uploads/2017/09/Long-Term-Asset-Return-Study-The-Next-Financial-Crisis-db.pdf - ndlr], notre système économique mondial moderne est de plus en plus sujet à des crises financières régulières.

Dans ce rapport, nous avons montré que depuis l'effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970 et le passage à l'ère des monnaies fiduciaires où nous avons rompu tout lien avec l'or, les crises financières sont plus régulières [voir : https://www.lesechos.fr/amp/1080633 - ndlr]

La figure 35 montre un graphique remontant à l'année 1600, en utilisant une recherche sur Internet pour mettre en évidence autant de crises financières que nous avons pu trouver à travers l'histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Comme on peut le voir, avant le système de Bretton Woods qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les crises financières existaient, mais leur fréquence n'était pas aussi intense que dans le monde de l'après-Bretton Woods. Il est intéressant de noter que la période comprise entre le milieu des années 1940 et le début des années 1970 a été la plus longue période sans crise financière observable depuis 200 à 300 ans.

En outre, nous avons représenté la dette publique moyenne du G7 par rapport au PIB en fonction du pourcentage de pays ayant subi une crise financière sur une période de 12 mois. Les crises financières dans le rapport se réfèrent au pourcentage de pays dans le monde qui, sur une période de 12 mois, voient évoluer les cours des actions de -15%, les obligations de -10%, les devises de -10%, l'inflation de +10% ou un défaut souverain (Deutsche Bank, GFD, Haver Analytics) (figure 36). Une image similaire se dégage.

Depuis que la Fed [Réserve fédérale (centrale) des États-Unis - ndlr] a décidé, à la fin des années 1990, d'aider à renflouer le système financier à la suite de l'effondrement de LTCM [Long Term Capital Management : hedge fund dont la quasi-faillite en 1998 fit courir un risque majeur au système bancaire international. Le fonds LTCM disposait alors, à l'insu de tous, de positions tout à fait inouïes, inimaginables pour l'époque, qui représentent plus de 1200 milliards de dollars, soit l'équivalent du PIB de la France. Wikipedia : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Long_Term_Capital_Management - ndlr], nous avons connu de nouvelles formes de capitalisme d'État impliquant un certain niveau de responsabilité morale, qui ont impacté le comportement des entreprises et des investisseurs en rapport à l’effet de levier inhérent aux mécanismes financiers.

Autrement dit chaque cycle ultérieur de défaillance du marché (ou cycle de mini-marché) a été moins grave qu’escompté dans un marché non régulé, mais en contre-partie a induit un accroissement des dettes dans le système - dettes qui traduisent très concrètement le niveau d’intervention nécessaire pour protéger le système de manière croissante. Tout indique que nous sommes sommes totalement immergés dans un tel super-cycle. [...]

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6/ Devrions-nous viser une stratégie de "dés" inflation ?

S'il est un thème qui a la capacité de provoquer toutes sortes de problèmes au cours de la prochaine décennie et au-delà, c'est bien celui de l'inflation. En effet, les avis sont partagés quant à savoir si le monde développé connaîtra des niveaux élevés d'inflation ou de déflation dans un avenir proche.

Ce qui semble très probable, c'est qu'étant donné l'ampleur de la réponse à la crise de Covid-19, les chiffres des deux côtés sont si importants qu'un retour à une inflation faible et stable, proche de l'objectif des banques centrales, est moins probable à l'avenir.

Et que l'on assiste à une inflation ou à une déflation, les turbulences provoquées par l'un ou l'autre scénario auront de lourdes répercussions partout dans le monde.


Selon nous, nous entrons dans une ère inflationniste *.

Ceci dit, une tendance déflationniste pourrait facilement l'emporter, y compris sans volonté politique spécifique. Le sujet divise au sein même de la DB Research, alors même que certains pensent qu'il sera très difficile de contrôler le système inflationniste à l'avenir.

[* Littéralement, dans le texte : « We'll say it upfront, this team is in the inflationary camp », et en français : « Nous l’énonçons clairement, notre équipe est dans le camp de l'inflation]. Ceci auant été écrit en septembre 2020 ... Et effectivement, beaucoup d’éléments concourent à penser que nous allons dans cette direction.

Lire par exemple cette tribune de Marc Touati dans Capital : « Attention, l’inflation est de retour et ça va faire mal » : https://www.capital.fr/entreprises-marches/attention-linflation-est-de-retour-et-ca-va-faire-mal-1395380

Ou encore celle de Radu Vranceanu et Philippe-Pierre Dornier dans The Conversation : « Croissance, inflation et pénuries : les trois caractéristiques de l’économie du monde d’après » : https://theconversation.com/croissance-inflation-et-penuries-les-trois-caracteristiques-de-leconomie-du-monde-dapres-160111

Mais encore ... à mettre en parallèle avec ce développement de David Cayla sur Twitter en avril 2020 : « Sur la question de l'inflation, je suis perplexe. L'inflation résout de fait les montagnes de dette et aide les emprunteurs à redevenir solvables. Mais ce n'est pas un outil qu'on maitrise. Il n'y a pas de bouton pour relancer l'inflation, tout comme il n'y a pas de bouton pour l'arrêter. Néanmoins, il est toujours possible qu'elle revienne à la faveur de cette crise, surtout si la production ne repart pas. Je ne sais pas du tout ce qui pourrait se passer alors. » : https://mobile.twitter.com/dav_cayla/status/1248169045356163073 - ndlr]


La désinflation et ses conséquences

Dans la période post-pandémique plus "normale" qui, nous l'espérons, nous attend, et si les gouvernements priorisent sur les grands équilibres budgétaires, ou si les banques centrales abandonnent les politiques d’exception actuelles, la désinflation ou la déflation ont de fortes chances d’être de la partie.

Des deux, la première [la rigueur budgétaire donc - ndlr] semble bien plus probable que la seconde, la préférence idéologique des années 2010 pouvant rapidement reprendre le dessus dans un certain nombre de pays.

Dans ce scénario, le monde occidental pourrait ressembler au Japon* et la plupart des éléments suivants se produiraient probablement : les taux et rendements seraient bloqués, le PIB nominal comme réel probablement très faibles, le poids de la dette très élevé, les systèmes bancaires sous pression, le projet de l'UE serait soumis à de nouvelles tensions, l'assouplissement quantitatif resterait très élevé, les détenteurs d'actifs s'en sortiraient mieux que les travailleurs, les inégalités demeureraient, et le populisme serait susceptible de croître en raison de la frustration liée à la faible croissance et aux inégalités perçues.

[* Cf par exemple ce commentaire de Gaël Giraud, en avril 2021 : « Nous, Européens, avons d'énormes dettes accumulées à cause du Covid. Il existe un risque réel de voir l'économie européenne entrer en déflation ; un risque beaucoup plus grave que l'inflation car personne ne sait comment en sortir. Le Japon, par exemple, connaît cette situation depuis 25 ans sans avoir trouvé la solution pour en sortir. » : https://www.lecho.be/economie-politique/international/economie/gael-giraud-economiste-ne-rien-faire-aujourd-hui-face-a-la-dette-c-est-prendre-un-risque-colossal-pour-l-avenir/10296913.html

Autrement dit, nous naviguons pour partie à vue. Typiquement ici, le problème peut être clairement posé ainsi :

D’un côté, je cite David Cayla (voir plus haut) : « l’inflation n'est pas un outil qu'on maitrise. Il n'y a pas de bouton pour relancer l'inflation, tout comme il n'y a pas de bouton pour l'arrêter. Il est toujours possible qu'elle revienne à la faveur de cette crise. Je ne sais pas du tout ce qui pourrait se passer alors. » ....

.... de l’autre, Gaël Giraud : « Il existe un risque réel de voir l'économie entrer en déflation ; un risque beaucoup plus grave que l'inflation car personne ne sait comment en sortir. »

Autrement dit, nous passons de Charybde et Scylla, pour la petite histoire, « deux monstres marins de la mythologie grecque, situés de part et d'autre d'un détroit traditionnellement identifié comme étant celui de Messine. La légende est à l'origine de l'expression 'tomber de Charybde en Scylla' qui signifie 'aller de mal en pis' » (Wikipédia) ... Bienvenue dans un certain monde :-) - ndlr]


En tant que telle, la désinflation entraînerait des problèmes similaires à ceux que nous avons connus au cours de la dernière décennie, mais probablement plus intenses étant donné la situation politique fragile déjà avant la pandémie.

L'Europe pourrait-elle vraiment prospérer dans une époque dans laquelle l'Allemagne opterait pour une politique de rigueur ? Un tel scénario ne provoquerait-il pas une divergence économique et politique accrue entre l'Allemagne et l'Italie, en dépit des progrès réalisés en ce qui concerne le Fonds de relance ? Ce fonds devrait à minima servir de base à une évolution plus conséquente et permanente vers une unification fiscale, afin d'éviter que des écarts de performance économique ne conduisent à de nouvelles crises financières et politiques.

En bref, des situations de désinflation ou déflation conduiraient très probablement à des crises économiques et politiques regrettables.


L’inflation (Wikipedia)

Si nous n’avons pas eu beaucoup d'inflation après la crise financière mondiale de 2007-08, c’est avant tout en conséquence d’une politique budgétaire qui s’est resserrée peu après le début de la reprise qui a suivi, les décideurs politiques s’étant focalisé sur l'orthodoxie économique et les craintes de défaillances souveraines.

Ainsi, même si la politique monétaire est restée extrêmement souple, dans le cadre de politiques qui ce sont pourtant révélées être « un piège à liquidités », le système économique a été incapable créer suffisamment d'activité pour générer de l'inflation (autre que dans les prix de nombreux actifs), et ce d’autant plus dans une époque dans la quelle la mondialisation et la démographie ont joué structurellement un rôle désinflationniste.

[Le concept de trappe à liquidité désigne une situation dans laquelle la politique monétaire conventionnelle devient incapable de stimuler l’économie du fait de taux d’intérêt à court terme à zéro ou proches de zéro. En 2020, Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre (BoE), a lancé un avertissement : 'l’économie mondiale s’achemine vers une trappe à liquidité. A cause des taux bas les principales banques centrales risquent d'être à court de munitions en cas de crise financière sévère.' » : https://www.societegenerale.com/sites/default/files/documents/EcoPourTous/2020-02_la_trappe_a_liquidite.pdf - ndlr]

Mais relancer un système inflationniste exigerait une orientation politique définitivement en rupture avec les habitudes du passé.

La crise du Covid est clairement un événement extrême, et certains signes indiquent que, jusqu'à présent, un changement de politique a été acté d'une manière infiniment plus radicale qu’après le GFC et qu'il tiendra probablement sur la durée.

La figure 41 montre la croissance de la masse monétaire américaine et le PIB nominal au cours des deux derniers siècles, où l’on voit, qu’avec un niveau de croissance de la masse monétaire d’environ 25% par an, la croissance est aux niveaux les plus élevés de l'après-guerre. Il y a corrélation historique entre la variation de la masse monétaire et celle m du PIB nominal, comme l'impliquerait l'équation/identité PQ = MV.

[Selon la théorie quantitative de la monnaie, « le niveau de la masse monétaire est important parce qu'il a un impact direct sur l'inflation selon l'équation MV = PQ, où M représente la masse monétaire, V la vélocité de la monnaie, soit le nombre de fois qu'une unité monétaire change de main chaque année, P le prix moyen des produits vendus chaque année et Q la quantité moyenne vendue chaque année. En d'autres termes, si la masse monétaire augmente plus vite que la croissance du produit national brut, il est selon eux plus que probable que l'inflation va suivre. Il est donc important de réguler la masse monétaire par la politique monétaire des banques centrales. » Wikipedia : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Masse_monétaire - ndlr]

Comme le montre le graphique, c'est seulement la dixième fois que la croissance annuelle de la masse monétaire dépasse 20 % aux États-Unis. À toutes les occasions précédentes, le PIB nominal a rapidement atteint un taux à deux chiffres, principalement grâce à l'inflation.

La relation entre la masse monétaire et la croissance du PIB s'est affaiblie au cours des dernières décennies, comme le montre le graphique, mais il y a toujours eu corrélation. La croissance de la masse monétaire a été en moyenne de 6% de 1831 à 2019, période où la croissance du PIB nominal a également été en moyenne de 6%. Les deux valeurs ont donc toujours été dans une même fourchette.

En revanche, l’augmentation actuelle du taux de croissance de la masse monétaire de 25% par an est hors normes depuis l'après-seconde Guerre Mondiale et dépasse tout ce qui a été observé, même dans les années 1970.

Très rapidement, les autorités auront du mal à poursuivre des politiques qui maintiennent la croissance de la masse monétaire à un niveau aussi élevé qu'à présent partout dans le monde, même si nous prévoyons qu'elles persévèrent de manière systématique dans ce sens, nous faisant entrer dans un nouveau régime de stimulation budgétaire et monétaire combinée. Et cela aura certainement un impact plus profond sur la masse monétaire que les politiques des dernières décennies.

De manière générale, on peut résumer ce qui précède en disant que l'on passe d'un monde d'assouplissement quantitatif des actifs financiers à un assouplissement quantitatif de l'ensemble de l'économie - la « planche à billets » alimentant directement l'économie au sens large plutôt que d’être limitée aux actifs financiers.

Concernant les prix des actifs, il est assez intuitif de jauger ce qu’il adviendra des obligations dans un scénario d'inflation ou de déflation [cf « Les risques obligataires. » : https://www.lafinancepourtous.com/decryptages/marches-financiers/produits-financiers/obligations/comprendre-les-obligations/les-risques-obligataires/ - ndlr]

Une inflation faible mais positive et stable est favorable aux actions, comme le montre la figure 42. Cela dit, le monde développé structuré autour de grandes entreprises technologiques qui dominent de nombreux indices boursiers n'a jamais connu de périodes de forte inflation. Or les périodes prolongées d'inflation conduisent à des répercussions très différentes selon que les entreprises ont des besoins en capitaux élevés ou faibles, toute évolution du niveau d’inflation induisant des perturbations et ruptures sur les marchés financiers.

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Autres changements potentiels en rapport à la problématique inflationniste

Alors que les tendances de la mondialisation prennent un nouveau virage et que les crises de la pandémie marquent les esprits, il semble que nous nous dirigions vers un environnement dans le quel les chaînes d'approvisionnement en flux tendus caractéristiques de ces dernières années tendent vers un système de production plus localisé. Ce qui entraînera très probablement une augmentation des coûts. Les incitations politiques tendent à renforcer cette tendance (cf le dossier Huawei) et mettent l'accent sur une approche plus nationale après des années de mondialisation effrénée (cf, par exemple, Trump et le Brexit).

Par ailleurs, comme nous l'avons évoqué dans la section précédente, l'impératif politique de rééquilibrer les économies et de niveler le fossé des inégalités semble désormais traverser le spectre politique. Les partis de gauche comme de droite adhèrent à l'idée d'augmenter les dépenses dans l'économie et de niveler les inégalités.

[Cf le succès du livre de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle » (éd. Seuil), sorti en 2013, qui a été vendu à plus de deux millions d'exemplaires : http://www.challenges.fr/economie/le-capital-au-xxie-siecle-ce-qu-il-faut-retenir_17908 - ndlr].

Enfin, en arrière-plan, nous avons vu les populations en âge de travailler atteindre un pic dans toutes les grandes zones économiques du monde [cf par exemple pour la Chine : http://www.capital.fr/economie-politique/leconomie-de-la-chine-menacee-par-le-vieillissement-et-la-chute-de-la-natalite-1403575 - ndlr]

Si l'on combine cette évolution avec celle de la démondialisation, les perspectives pour les parties les moins bien rémunérées de la population seront relativement meilleures à l'avenir, dans une période économique plus acceptable. La réduction de l'offre de main-d'œuvre, en particulier la main-d'œuvre étrangère bon marché, devrait lentement commencer à jouer en faveur de la moitié inférieure des travailleurs sur l'échelle des revenus.

Toutefois, le retour à la normale pourrait prendre un certain temps après la pandémie, et le manque de main-d'œuvre pourrait dans un premier temps se faire sentir de manière cyclique sans une action volontaire du gouvernement. Compte tenu du précédent créé par cette crise et de la confiance qu'elle a suscitée, le soutien de l'État à l'économie devrait rester relativement soutenu tant que l'impact de Covid se fera sentir.

Dans l'ensemble, la crise du Covid rendra beaucoup plus difficile pour les autorités un contrôle effectif de l'inflation à des niveaux cibles. Les variabilités sont tout simplement trop importantes dans les deux sens : l'impact de la désinflation est évident, surtout à court terme, mais en théorie, l’interventionnisme des gouvernements sur le système économique devrait aboutir à des tensions inflationnistes.

Dans tous les cas, il est peu probable que l'inflation se maintienne aux niveaux cibles. Nous pensons que l'inflation prendra le dessus au cours de la décennie à venir, mais quoi qu’il en soit, dans les deux cas, l'ère de la stabilité que nous avons connu est derrière nous.

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7/ Inégalités - La situation va s'aggraver avant de s'améliorer

La question des inégalités est au cœur des débats depuis un certain nombre d’années [par exemple : http://www.capital.fr/economie-politique/thomas-piketty-ne-en-1971-son-analyse-des-inegalites-est-en-phase-avec-les-preoccupations-du-public-1146542 - ndlr].

En définitive, la politique post-Covid devrait encourager une évolution dans ce sens, mais il est probable que les choses se détériorent à court terme. Ce qui exacerbera les problèmes actuels d'inégalité partout dans le monde et sera source de nouvelles crises politiques, économiques et sociales.

La situation est complexe. Jusqu'à présent, les mesures de soutien économique mises en place par les gouvernements ont été très favorables aux personnes à faibles revenus. Cependant, ces personnes peuvent aussi être ceux dont les emplois sont les plus menacés tant que la distanciation sociale reste en place. La figure 43, qui montre les dix principales professions des travailleurs américains à bas salaire, met en évidence le problème. La pérennité de bon nombre de ces emplois ne sera pas toujours assurée dans un monde de distanciation sociale, les personnes concernées resteront donc vulnérables dans un avenir immédiat. À l'autre extrémité du spectre, la figure 44 montre à quel point il est plus facile pour ceux dont les revenus sont les plus élevés de travailler à domicile et donc d'être moins menacées quant à leur sécurité d'emploi.

Ainsi, si les gouvernements peuvent compenser à court terme les pertes de revenus des personnes les moins bien rémunérées, c'est bien cette frange de la population qui reste particulièrement exposée aux changements structurels de l'économie dans le contexte immédiat et à moyen terme de l'après-Covid. En conséquence, les inégalités devraient augmenter dans un premier temps.

À court terme, ce sont plutôt les employés de bureau les mieux rémunérés qui ont l’opportunité de profiter des possibilités de télétravail à domicile (WFH) [pour « working from home » - ndlr]. Et il s’avère que pour beaucoup, après un certain nombre de mois, un tel mode d’organisation tend à se pérenniser.

Or un changement aussi conséquent pourrait en fait réduire les inégalités à long terme.

Concernant les « cols blancs », plus le travail de bureau évolue vers un environnement WFH, plus ce type d’emploi devient compétitif, offrant un réservoir géographique de talents plus large. Les travailleurs des grandes villes qui perçoivent des salaires plus élevés devront de plus en plus prouver qu'ils possèdent des compétences à minima comparables à celles des personnes travaillant dans un environnement WFH global. Une certaine externalisation à l'intérieur et à l'extérieur des pays est donc probable au fil du temps.

En revanche, un grand nombre de « cols bleus » qui connaissaient déjà de telles situations caractéristiques de « l’ère de la mondialisation », ont une forte probabilité de trouver leur compte dans une monde tendant vers une relocalisation globale. D’autant que leurs emplois exigent une présence physique dans un lieu géographique donné, ce qui signifie que leurs perspectives d'emploi sont moins susceptibles d'être perturbées avec le retour de la normalité post-Covid [par exemple : http://www.lesechos.fr/amp/1222644 - ndlr].

Ces tendances ne sont pas encore clairement établies, et il est très difficile d’en faire une analyse plus solide sans preuves tangibles, mais il semblerait qu’elles seront au cœur des réflexions stratégiques dans les années à venir. Ce qui conduira à des implications majeures pour les villes, les transports, l'immobilier résidentiel et commercial, les travailleurs et de nombreux secteurs auxiliaires et activités générales dont nous avons considéré les caractéristiques actuelles comme acquises au cours des dernières décennies. Les grandes mégapoles ont été les grandes gagnantes de l'ère de la mondialisation.

Cette tendance va-t-elle s'inverser après la Covid ? Si c'est le cas, cela aura un impact majeur sur la société telle que nous la connaissons actuellement.


Revenons à l'inégalité : aux États-Unis, la figure 45 montre qu'elle a déjà atteint des niveaux extrêmes. Il est intéressant de noter que les inégalités ont commencé à se creuser au début de ce que nous pensons être la période actuelle, vers 1980.

[« La réduction des inégalités a permis le développement économique, notamment au cours du XX siècle. Les niveaux très forts de concentration de la propriété qui existaient jusqu'à la 1ère Guerre mondiale vont se réduire très fortement jusqu'aux années 70-80 avec une augmentation de la mobilité sociale et un fort investissement dans l'éducation (6% du revenu national aujourd‘hui contre moins de 1% au début du XX siècle). Le mouvement a été interrompu ensuite. Cette interruption est liée à l'effondrement du système communiste qui a conduit a une forme de désillusion par rapport à l'idée d'une économie juste.

Par exemple, dans les années 80, Reagan aux Etats-Unis est arrivé au pouvoir en disant que le pays était allé trop loin dans la réduction des inégalités. Le taux d'imposition sur les plus hauts revenus atteignait 80, parfois 90%. Reagan a souhaité réduire ces taux en disant que ça allait tellement doper la croissance, qu'à la fin tout le monde allait en bénéficier. Mais trente ans plus tard, la croissance aux États-Unis a été divisée par deux. ll y a eu une loi presque religieuse dans l'autorégulation des marchés et la théorie du ruissellement qui, depuis la crise de 2008, est en phase de remise en cause accélérée.

Dans les années 80-90, on a été beaucoup trop loin dans la libéralisation complète des flux de capitaux sans aucune régulation publique. Cela peut conduire à une situation où les classes moyennes ont l'impression de payer davantage d'impôts que les plus riches qui parviennent à y échapper et ça, c'est un danger mortel pour notre système d'État social qui repose sur un contrat social et fiscal. La crise des gilets jaunes en est une illustration.

Depuis la crise financière de 2008, on commence à réaliser que le point de bascule avait été trop loin. Et on voit de nouveau une volonté de revenir a une réduction des inégalités.

En revanche, la théorie du ruissellement de nos dirigeants, en France, est complètement à contretemps. Ils arrivent trente ans après Reagan et ils essaient de faire du reaganisme en France alors qu'aux États-Unis beaucoup de candidats démocrates à la primaire veulent créer un impôt sur la fortune juste au moment ou la France vient de le supprimer. En Allemagne, le SPD recrée l'impôt sur la fortune. Au Royaume Uni, Corbyn également. Il y a une espèce de contre-temps français.

Depuis les années 50 la moitié des droits de vote dans les grandes sociétés en Allemagne et un tiers en Suède y compris dans les petites sociétés sont pour les représentants des salariés. Et si en plus ils possèdent une petite partie du capital, 10 a 30%, et autant pour une collectivité locale, alors vous pouvez faire basculer la majorité sans avoir la majorité du capital. C'est quelque chose qui fait horreur aux actionnaires français.

En Allemagne et en Suède cela a donné lieu à des luttes sociales très importantes : au départ les actionnaires n'en voulaient pas mais au final ça a permis de mieux impliquer les salariés dans les stratégies des entreprises à long terme plutôt que de les voir manifester ou ne pas avoir accès ou très peu aux informations.

En France, de nombreux syndicats demandent depuis longtemps d'avoir un système de cogestion à la suédoise avec la moitié des droits de vote pour les salariés. En 2013 une loi a introduit un siège d'administrateur pour eux. Dans les négociations sur la loi travail la CFDT demandait la cogestion à l'allemande et pour faire plaisir aux actionnaires et aux entreprises le gouvernement n'a rien donné la dessus. Mais je pense que ça va venir.

Au Royaume-Uni et aux États-Unis qui n'avaient jamais songé à appliquer ces principes de cogestion, on a des propositions de loi du coté des travaillistes et des démocrates qui vont dans ce sens.

Le mouvement vers une démocratie économique qui existe depuis plus d‘un siècle suit son cours. Et on peut faire beaucoup de choses au niveau d'un seul pays.

Faut-il rétablir l'impôt sur la fortune ? En France on a un impôt progressif sur le fortune créé en 1914, un impôt progressif sur les successions, mais on n'a pas vraiment d'impôt progressif sur le patrimoine. Plus précisément, on avait l‘impôt sur la fortune, qui a été supprimé mais il avait été développé sans réformer toute la question de la taxe foncière qui représente 50 milliards d'euros alors que l'lSF c'était 5 milliards d'euros. Et c'est un impôt extrêmement injuste : si vous avez une maison qui coûte 300.000 € et 280.000 € de dettes vous payez la même taxe que celui qui n'a aucun emprunt et a un portefeuille financier de 3 M €. C'est invraisemblable.

Il n'y a aucune notion de justice ou de réalité économique dans ce système créé avant la Révolution française. L'impôt sur la fortune compensait cela mais de façon imparfaite car il y avait beaucoup d'exonérations. Il faut au contraire transformer la taxe foncière et l'impôt sur la fortune en un impôt progressif sur la propriété visant à réduire les impôts sur tous ceux qui cherchent a accéder à la propriété. On pourrait réduire la taxe foncière de ceux dont le patrimoine net est inférieur ou égal a 500.000 € et augmenter l'impôt sur le patrimoine de ceux qui possèdent plus d'un million d'euros.

Il faut inventer une nouvelle forme de de socialisme participatif pour bien le distinguer des formes de socialisme ou de communisme hyper-étatiques et hyper-centralisés qui ont été un désastre au XX siècle. Là, c'est très différent ; la propriété pour tous, la circulation du pouvoir et de la propriété, la justice éducative.

Parallèlement, il faut arrêter l’hypocrisie sur l'éducation. L'investissement éducatif, historiquement, a été la principale force permettant de réduire les inégalités et d’obtenir davantage de prospérité économique et sociale. La très forte croissance qu'on observe des années 60 aux années 80 a été obtenue par un énorme investissement éducatif dans tous les pays européens.

Si les États-Unis ont été le leader économique et industriel mondial, c‘est aussi parce qu'ils étaient le leader en termes d'éducation. Dans les années 50, 90% d'une classe d'âge américaine va au lycée alors qu'en Europe il faut attendre les années 80 pour obtenir un tel niveau. Depuis les années 80-90, les États-Unis ont laissé se développer d’énormes inégalités notamment dans le financement des universités.

En Europe et en France, on a des systèmes publics dans lesquels il y a parfois une très grande hypocrisie. Si on regarde le salaire des enseignants, on voit que ce sont les collèges ou les lycées les plus favorisés en terme d'origine sociale des élèves oú le salaire moyen est le plus élevé. La génération qui finit actuellement ses études reçoit en moyenne 120.000 € de dépense éducative sur l'ensemble de sa scolarité. Ceux qui quittent l'école à 17 ou 18 ans vont avoir 60.000 € et ceux qui font les filières les mieux dotées comme les grandes écoles vont avoir jusqu'à 250.000 voire 300.000 €. Et ce sont souvent les mêmes qui vont recevoir le plus d'héritage privé. C'est une grande hypocrisie. » Thomas Piketty, La Provence, janvier 2020 : http://www.laprovence.com/article/papier/5831380/.html - ndlr]


La situation pourrait donc continuer à s'aggraver avant de s'améliorer, mais la bonne nouvelle, c’est qu’en conséquence de la gravité des enjeux, les politiciens sont plus unis que jamais pour tenter de résoudre ces problèmes. Si dans l'immédiat les bas salaires souffrent davantage de la crise du Covid et les plus riches moins vulnérables, cette réalité ne conduit qu’à exacerber des tensions explosives en matière d'inégalités et obliger les hommes politiques à réagir.

En conséquence nous nous attendons à une pression fiscale accrue sur les plus riches après la pandémie, y compris sur les entreprises les plus puissantes.

[A ce sujet, cet exposé de David Cayla sur Twitter en avril 2020, est prémonitoire, que j’ai évoqué très partiellement plus haut en rapport à l’inflation :

« Les économies sont à l'arrêt. Du coup les États prennent le relais en dépensant sans compter. Mais comment gérer cette montagne de dette une fois la crise passée ?

Tout d'abord oui, les dettes vont être énormes tant pour les États que pour les entreprises. La soutenabilité d'une dette dépend du revenu annuel d'une l'entreprise ou du PIB pour la dette publique. Or, non seulement les dettes vont augmenter, mais les revenus vont baisser.

Comme l'économie était déjà très endettée avant la crise, il est probable que lorsque l'économie repartira une grande partie de la dette s'avèrera insolvable. De nombreuses entreprises risquent donc de faire faillite et de nombreux États seront incapables de faire face. Certains comme le gouverneur de la banque de France préparent déjà les esprits à une cure d'austérité drastique qui surviendrait une fois la crise sanitaire derrière nous. D'autres au contraire (...) militent pour pratiquer la « monnaie hélicoptère » c'est-à-dire créer de la monnaie directement au profit des ménages en sortie de confinement. (...)

Pour comprendre ce qu'il faut faire, il faut commencer par penser ce qui pourrait arriver si on ne fait rien.

Les faillites vont se multiplier, les banques et les créanciers vont subir des pertes énormes et le monde sera face à une crise bancaire systémique. Or, les banques contrôlent les moyens de paiement et gèrent l'épargne des ménages. L'effondrement du système bancaire risque donc d’entrainer la disparition de l'épargne et des moyens de paiement. En somme, la disparition de la monnaie. La garantie publique des dépôts à 100.000 euros qui existe aujourd'hui n'est pas crédible. Les États n'auront de toute façon pas les moyens financiers de sauver l'épargne. Selon toute probabilité, il faudrait reconstruire à zéro le système bancaire et monétaire.

Mais cette catastrophe n'arrivera pas car, justement, on ne va pas ne rien faire. Voyons les solutions possibles.

1/ L'austérité perpétuelle sera impraticable. On a vu pour la Grèce que la méthode avait eu pour seul résultat que de faire plonger l'économie [lire : https://www.marianne.net/economie/chypre-la-crise-qui-change-tout - ndlr]. D'ailleurs suite à l'étude de ce qu'il s'est passé en Grèce, le FMI estime désormais que le multiplicateur keynésien est supérieur à 1 : toute réduction des déficits publics de 1% fait baisser le PIB de plus de 1%. Autrement dit, l'austérité dégrade la solvabilité des économies.

2/ La monnaie hélicoptère ou la création monétaire pour les ménages me paraît peu pertinente. Certes, relancer le pouvoir d'achat des ménages en sortie de crise peut être utile pour faire redémarrer la machine économique. La hausse de la demande fera augmenter la production. Mais a/ il n'est pas sûr que cela suffise pour faire revivre les entreprises qui ont fait faillite pendant le confinement. La demande risque de se heurter à une offre rigide, ce qui risque de faire augmenter les prix. b/ Cela ne résout pas le problème de la solvabilité des États.

Plus fondamentalement, distribuer de l'argent aux ménages revient à faire confiance aux mécanismes du marché et à stimuler l'offre marchande. Or, je crois que justement la crise montre que nous avons besoin de davantage de production non marchande (santé, sécurité, éducation).

Entre passant je m'étonne que des économistes de gauche puissent soutenir des "solutions" type « monnaie hélicoptère » ou « revenu universel » dont le principe repose sur la stimulation de l'offre marchande. Cela m'évoque les « chèques éducation » de Friedman.

3/ Effacer la dette publique pour repartir sur de nouvelles bases ? Pas si simple. En effet, toute dette est aussi une créance détenue détenue par les épargnants. Si l’État fait défaut, on ne fait que précipiter la crise bancaire citée plus haut. Et les ménages perdent leur épargne. (...)

Ancre 7

Que reste-t-il comme solution ?

4/ Si je devais parier, je dirais que la solution la plus probable sera sans doute celle d'un impôt forfaitaire sur l'épargne. On taxe de 10 à 20% tous les comptes bancaires pour revenir à un endettement public solvable. C'est techniquement et juridiquement possible puisque l'Italie l'a déjà fait. C'est aussi la solution trouvée en 2013 pour résoudre la crise chypriote. Voir ma tribune de l'époque à ce sujet :
https://www.marianne.net/economie/chypre-la-crise-qui-change-tout

L'avantage d'une taxe sur l'épargne c'est qu'elle est contrôlable. On pourra préserver certains ménages ou entreprises, introduire une progressivité. La difficulté est qu'elle nécessitera sans doute une mise en œuvre harmonisée à l'échelle européenne... ou un strict contrôle des mouvements de capitaux pour éviter que l'épargne ne fuit juste avant la taxation.

Le FMI avait étudié la possibilité d'une telle taxe en 2013. Au final, c'est la solution la plus simple à mettre en œuvre.

5/ Je n'en ai pas parlé parce que sur ce sujet je suis perplexe. C'est la question de l'inflation... [retour à la case départ :-) ... voir plus haut : https://mobile.twitter.com/dav_cayla/status/1248169045356163073 - ndlr]


Les entreprises dans le collimateur ?

Il ne fait aucun doute que la période qui a suivi le début des années 1980 a été très favorable aux [grosses] entreprises. La mondialisation les a aidées à bien des égards : main-d'œuvre bon marché, accès à un plus grand nombre de consommateurs et environnement fiscal compétitif, alors que les pays se sont livrés à une course à l'armement fiscal pour encourager l'investissement national et l'emploi. La figure 46 montre les taux d'imposition statutaires dans le monde entier pour souligner la tendance continue à la baisse depuis 1980.

À bien des égards, la baisse du taux d'imposition des sociétés est l'expression ultime de l'inégalité, car elle a considérablement favorisé le capital par rapport au travail.

[Dans ce cadre, se référer également à cette tribune de Patrick Artus en novembre 2020 dans Le Monde : « Rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé »

« Il y a vingt ans, dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le rendement du capital des entreprises pour les actionnaires (le return on equity, ROE), était voisin de 12%, tandis que les taux d’intérêt à long terme sur les dettes publiques étaient de l’ordre de 7% : la prime de risque pour un investisseur choisissant d’acheter des actions plutôt que des bons du Trésor était donc de 5 points.

Mais aujourd’hui, alors que le rendement du capital est toujours de 12%, les taux d’intérêt sur les dettes publiques sont voisins de 0% : la prime de risque d’entreprise a ainsi atteint la différence gigantesque de 12 points. Cet écart croissant, devenu énorme, est une caractéristique centrale de nos économies.

Cet écart énorme a des conséquences considérables. Tout d’abord, il rend inefficaces les politiques monétaires expansionnistes menées par les banques centrales. Celles-ci ont conduit à la forte baisse des taux d’intérêt à long terme sur les dettes sans risque (de 7% à la fin des années 1990 à 0% aujourd’hui pour les taux à dix ans), en raison des achats massifs d’obligations par les banques centrales.

Mais cette baisse n’a pas conduit, comme espéré, à une baisse de la rentabilité exigée du capital, et donc à un accroissement de l’investissement : on ne réalise toujours pas les investissements dont la rentabilité est inférieure à 12%, ce qui serait le cas si les taux d’intérêt sur des dettes sans risque étaient restés à 7%. Le taux d’investissement total dans les pays de l’OCDE est ainsi nettement plus bas aujourd’hui qu’à la fin des années 1990.

La seconde conséquence atteint les comportements des entreprises et le fonctionnement du capitalisme. Une entreprise innovante ayant de nouveaux produits peut certes dégager un rendement de capital de 12%, mais pas l’ensemble des entreprises des pays de l’OCDE.

Que font-elles alors pour obtenir un tel rendement ? Elles compriment les salaires − ils ont augmenté trois fois moins que la productivité du travail sur ces vingt dernières années −, elles délocalisent dans les pays émergents à faibles coûts salariaux, elles cherchent à obtenir des positions dominantes (des rentes de monopole), elles rachètent leurs actions pour faire monter le rendement de leur capital.

On demande aujourd’hui que le capitalisme se réforme, que les bas salaires soient augmentés, qu’il y ait des relocalisations, que les monopoles soient cassés, que le levier d’endettement soit réduit, qu’il n’y ait plus de rachats d’actions et moins d’endettement. Mais tout cela ne sera possible que si les entreprises acceptent une baisse du rendement des fonds propres pour les actionnaires.

D’où vient d’ailleurs cette demande de rentabilité élevée du capital ? Probablement pas des épargnants de base, qui se contentent de rendements plus faibles de leur patrimoine du moment qu’il suffit à leur procurer la retraite qu’ils souhaitent avoir. Elle provient plutôt de l’organisation du marché de la gestion d’actifs : les fonds de pension, en concurrence pour les parts de marché, essaient d’offrir des rendements toujours plus élevés et cette concurrence aboutit à une norme déraisonnable de rentabilité du capital que les gérants d’actifs exigent des entreprises.

Faire baisser l’exigence de rendement des fonds propres passe sans doute par un changement de l’organisation de l’industrie de la gestion d’actifs. Les grands fonds publics de retraite par capitalisation d’Europe du Nord, par exemple, n’ont pas une exigence déraisonnable de rentabilité de capital, contrairement aux fonds privés du monde anglo-saxon en concurrence. C’est donc possible. » : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/07/patrick-artus-rien-de-majeur-ne-changera-si-le-rendement-exige-du-capital-reste-aussi-eleve_6058863_3232.html - ndlr]


Alors que tout est mis en œuvre pour financer les conséquences de la pandémie et que la tendance à la démondialisation réduit le risque que les entreprises délocalisent inconsidérément, il est probable que les faibles niveaux d'imposition des sociétés fassent l'objet d'une attention croissante.

Parallèlement, les modes de croissance et des méga-capitalisations des grosses sociétés américaines induisent l'une des plus grandes sources d’inégalités sur les marchés financiers et dans l'économie en général. Les 10 premières valeurs de croissance [ou actions « growth » - ndlr], en grande partie liées à des sociétés technologiques, ont vu leur cote passer de moins d'un milliard de dollars en 2010 à plus de 8,5 milliards de dollars aujourd'hui.

En comparaison, la valeur du S&P 500 [le S&P 500 est un indice boursier basé sur 500 grandes sociétés cotées sur les bourses aux États-Unis, NYSE ou NASDAQ. Wikipedia - ndlr], à l'exclusion de ces actions, a à peu près doublé sur la même période. Par conséquent, les 10 grandes valeurs de croissance ont vu leur importance dans le S&P 500 plus que tripler, pour atteindre plus de 30 % aujourd'hui.

Ces valorisations technologiques très conséquentes pourraient évoluer de deux façons, qui menaceraient dans les deux cas l’ensemble des grands équilibres financiers et économiques.

Si ces valorisations sont légitimes, ça impliquerait que nous sommes à l’aube d'avancées technologiques majeures et donc d'une transformation radicale de nos sociétés, susceptible d’impacter toutes les facettes de la vie, des affaires et de la finance.

Dans le cas contraire, le risque est grand de répéter la crise des années 2000* qui a été caractérisée par un éclatement de la bulle financière, sans pour autant avoir d’impact spécifique sur le cheminement des évolutions technologues au sein de nos sociétés. Autrement dit, l’éclatement de bulles localisées dans l’espace et dans le temps conduirait probablement à un plongeon généralisé de l'ensemble des places boursières dans la tourmente, mais aurait, à terme, un impact limité.

[* En mars 2000, « la bulle spéculative autour des valeurs boursières liées à l'Internet et aux nouvelles technologies se dégonfle. Après un record à 5048,62 points le 10 mars, l'indice Nasdaq de New York, qui concentre les valeurs de l'Internet et technologiques, recule de 27% durant les deux premières semaines d'avril et de 39,3% sur un an. Cette chute se répercute sur tous les marchés liés à la "nouvelle économie". Elle se transmet ensuite aux autres marchés liés à cette "nouvelle économie." » Le Monde / AFP : https://www.lemonde.fr/la-crise-financiere/article/2008/10/10/les-krachs-boursiers-une-vieille-histoire_1105364_1101386.html

Voir aussi : « Bourses : un scénario de bulles localisées se dessine » : http://theconversation.com/amp/bourses-un-scenario-de-bulles-localisees-se-dessine-155885 - ndlr]


Il semblerait que nous nous dirigions vers un scénario combinant ces deux tendances : une dynamique boursière imprévisible aboutissant à l’éclatement de certaines bulles d’actifs, sur fond de changements technologiques rapides, à la fois positifs et perturbateurs, qui verra des gagnants et des perdants dans le secteur technologique comme dans l'économie mondiale au sens large.


Sur court terme, la pandémie a encore accru les inégalités. Par exemple, il est clair que les consommateurs, quel que soit leur revenu, auront probablement multiplié, collectivement, leurs achats sur des sites comme Amazon depuis la crise du Covid-19, privant ainsi les autres détaillants (physiques pour la plupart) de revenus qu'ils ne récupéreront peut-être jamais, et d’autant plus si les ventes en ligne augmentent structurellement après la pandémie. Un sondage flash réalisé par nos soins a révélé que les personnes interrogées ont augmenté leurs achats sur Amazon d’environ 5,3 par mois avant la pandémie à 9,6 pendant l'épidémie. Après la pandémie, on s'attend à ce que ce rythme d’achat soit de 7,7, autrement dit qu'environ 55% de cette augmentation devrait être permanente.

Ainsi, en raison de la taille et de la puissance de ces « grandes valeurs de croissance », les politiciens et régulateurs partout dans le monde prennent conscience des enjeux. Des pressions s'exercent en faveur d'une taxe numérique et/ou de stratégies de démantèlement pour diluer leur part de marché.

En particulier, un effort coordonné à l'échelle mondiale est en cours, sous la houlette de l'OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques - ndlr].

Elle prévoit de réinitialiser le système mondial de l'impôt sur les sociétés, de sorte que les entreprises devront payer en fonction de l'endroit où elles exercent leurs activités, où des taux d'imposition minimums seront appliqués. Cette mesure aurait pour effet de réduire l'incitation des entreprises à établir leur siège social dans des juridictions à faible taux d'imposition.

Les États-Unis, cependant, sont opposés à une telle taxe numérique, qui aurait un effet important sur les entreprises et économie américaines.

[Il s’avère que le problème est complexe : à mettre en parallèle avec cet article de Philippe Escande publié en novembre 2020 dans Le Monde, qui annonce clairement la couleur : « toute fragilisation des Gafam menacerait les déficits, les retraites, le dollar » : « Depuis 2008, le poids de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft est devenu tel dans la Bourse américaine qu’ils représentent près du quart de sa capitalisation. Toute atteinte à leur monopole menacerait les équilibres macro-économiques des Etats-Unis. Aucun président ne se risquera donc à les démanteler.

S’il n’y avait qu’un seul chiffre à retenir, c’est celui-ci : 7.300 milliards de dollars. C’est la capitalisation boursière cumulée, ce jeudi 5 novembre, de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam). C’est autant que l’ensemble des entreprises cotées de la zone euro et 20% de toutes celles qui le sont aux Etats-Unis.

Dans un pays qui finance son économie par la Bourse, les Gafam sont devenues systémiques. Toute fragilisation de leur position menacerait l’ensemble des équilibres financiers américains : les déficits, les retraites, la monnaie.

En 2008, à la veille de la crise financière, Microsoft était la seule société technologique à figurer dans le classement des grandes capitalisations mondiales, en sixième position loin derrière des sociétés pétrolières ou de distribution. La première, Exxon, valait 350 milliards de dollars.

Aujourd’hui, pour s’offrir Apple, la plus chère entreprise du monde avec la compagnie pétrolière saoudienne Saudi Aramco, il faudra sortir 2.000 milliards de dollars, plus de 1.600 milliards pour Microsoft ou Amazon et 1.200 milliards pour Google.

Leur croissance a été le moteur de la formidable expansion de la Bourse américaine ces dix dernières années. Pas de bulle en vue pourtant, rien que la logique très rationnelle des profits. Comme le souligne l’économiste Patrick Artus, le rapport entre le cours de Bourse et les profits n’est pas exceptionnel, bien loin des excès de la bulle Internet de 2000. A une exception près, Amazon. Quand Apple vaut autour de 30 fois ses bénéfices, Amazon est à 300.

Cette croissance s’est produit en parallèle d’une baisse des taux d’intérêt et d’une politique accommodante de la banque centrale qui a conduit les investisseurs à préférer acheter des actions dont le prix augmentait sans cesse plutôt que les bons du Trésor américain, placement traditionnel et sans risque, mais de moins en moins rentable.

Aujourd’hui, ce ne sont pas les Chinois ou les Allemands qui achètent la dette américaine, mais la réserve fédérale elle-même. L’écrasante majorité des investissements étrangers s’est reportée sur la Bourse, et donc sur les Gafam, au fur et à mesure qu’elles prenaient du poids dans les indices boursiers. Ces cinq champions de l’Internet représentent à eux seuls 25% du plus populaire des indices, le S&P 500. Une tendance encore renforcée depuis la crise sanitaire et l’explosion du télétravail et du commerce en ligne.

Or, les Etats-Unis, qui épargnent peu et importent beaucoup, ont besoin de ces capitaux étrangers pour équilibrer leurs comptes. L’épargnant bavarois ne finance plus le budget américain, mais l’expansion de Facebook, Apple ou Amazon.

Fragiliser ces entreprises, en s’attaquant au monopole qui leur assure de si confortables revenus, c’est donc fragiliser toute la Bourse et par ricochet les portefeuilles des fonds de pension, l’afflux de capitaux étrangers et, in fine, le dollar.

Un scénario catastrophe dont personne ne veut. Mais qui laisse entière une question essentielle pour l’équilibre du monde. Les taux bas ont jeté les investisseurs sur les actifs boursiers et immobiliers. Mais la valorisation des GAFAM, comme celle des appartements de Londres, New York ou Paris, trouvera sa limite quand plus personne ne pourra les acheter. En attendant ce jour fatidique, les champions de la tech peuvent regarder passer sans crainte les présidents américains. » : https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/11/06/toute-fragilisation-des-gafam-menacerait-les-deficits-les-retraites-le-dollar_6058744_3234.html - ndlr]


Ainsi, entre la volonté des uns d’introduire un système pertinent d’imposition des multinationales et l’opposition affichée des États-Unis, qui agissent pour des raisons de concurrence [entre autres : lire l’article ci-dessus, ou encore celui-ci, très complet : « Les GAFAM sont-ils trop puissants ? » : http://www.areion24.news/2020/04/09/les-gafam-sont-ils-trop-puissants/ - ndlr], le décor semble bien planté pour des luttes qui ne manqueront pas d’être particulièrement tendues.

Étant donné leur omniprésence au plus profond de nos sociétés à travers le monde, il semble probable que de telles tensions sont susceptibles d’ébranler non seulement les entreprises et les marchés financiers, mais aussi nos modes de vie.

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8/ Un fossé intergénérationnel à combler pendant cette décennie ?

L'inégalité est un domaine aux multiples facettes, et l'une d’entre elles pourrait bien être le fossé intergénérationnel, susceptible de conduire à une crise profonde. Ce fossé s'est creusé ces dernières années et semble devoir s'accentuer dans un avenir proche.

A ce jour, le fossé générationnel se situe à des niveaux relativement caricaturaux. Ceux qui sont entrés sur le marché du travail au cours de la dernière décennie ont déjà subi le double choc de la crise financière mondiale et, maintenant, de la pandémie - soit les deux pires chocs économiques depuis la Grande Dépression des années 1930. Les jeunes ont donc d’emblée un historique plus difficile sur le plan économique par rapport à leurs aînés et ont un train de retard sur des questions allant de l'accession à la propriété aux possibilités d'endettement des étudiants.

Dans le même temps, le fossé se creuse sur des sujets de fond, comme le prouve l’énergie avec la quelle ils peuvent s’investir contre le changement climatique. Et ce, avant même de considérer la question de l’héritage du lourd fardeau des dettes nationales accumulées que avons évoqué précédemment.

Ces clivages d'âge se traduisent de plus en plus dans les préférences politiques, et inversement de plus en plus de campagnes électorales dans le monde se déroulent selon des lignes générationnelles.

Nous pensons que ce conflit intergénérationnel atteindra probablement son paroxysme au cours de la prochaine décennie. Le vieillissement des populations occidentales exacerbe bon nombre de ces tendances existantes. Les prix élevés de l'immobilier et le retard dans la croissance des revenus des Millennials et de la génération Z dans un certain nombre de pays continuent de susciter colère et ressentiment [la génération Z est la génération des personnes nées entre 1997 et 2010. Elle succède à la génération Y et précède la génération Alpha. Elle est définie comme une génération née alors que le numérique était déjà bien installé dans la société. Wikipédia - ndlr].


Et les jeunes ont toutes les raisons d'être mécontents.

La figure 49 montre qu'aux États-Unis, la valeur nette médiane réelle en fonction de l'âge du chef (de ménage) a divergé de façon marquée depuis les années 1980.

Au Royaume-Uni, les revenus médians des ménages des personnes nées dans les années 1980 et 1990 ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des personnes nées dans les années 1970 et à un âge similaire. On constate une grande différence par rapport aux générations précédentes, où chacune avait tendance à être nettement mieux lotie à un âge donné que la précédente.

Depuis la crise financière mondiale puis la pandémie, le chômage des jeunes a eu tendance à augmenter au moins une fois de manière notable au cours de la dernière décennie et semble devoir recommencer, surtout par rapport au reste de la population.

Après la crise financière mondiale et la crise de la dette souveraine qui a suivi, le chômage des jeunes a atteint un pic de plus de 25% en France et de plus de 50% en Espagne et en Grèce. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, il a atteint respectivement un peu moins et un peu plus de 20%.

Bien que ces taux aient diminué au cours des années suivantes, l'impact de la pandémie de coronavirus a réduit à néant ces progrès, et les jeunes ont une fois de plus vu leurs perspectives de carrière compromises par des circonstances indépendantes de leur volonté. Par exemple, en Amérique du nord, le nombre de jeunes sans emploi est plus important aujourd'hui qu'il ne l'était au pire moment juste après la crise financière.

Cet héritage risque d'être durable, même si l'économie renoue avec la croissance. Les faits montrent que pour ceux qui obtiennent leur diplôme en période de récession, ce qui est le cas de nombreux diplômés de l'enseignement supérieur et universitaire, il est non seulement plus difficile de trouver un emploi dans un premier temps, mais les salaires souffrent également pendant des années. Intuitivement, cela s'explique par le fait que les jeunes seront beaucoup moins pointilleux lorsqu'il s'agira d'accepter des offres d'emploi et seront plus susceptibles d'accepter un poste moins bien rémunéré qu'ils ne l'auraient fait dans un marché du travail plus fort.

Les jeunes d'aujourd'hui ont donc eu la malchance de vivre les deux plus grandes crises économiques depuis la Grande Dépression. Il est clair que le positionnement des jeunes d'aujourd'hui est situé à une bonne distance de celui qu’ont pu connaître les générations précédentes au même âge.

D'une manière générale, les jeunes d'aujourd'hui se retrouvent exclus du marché du logement, vivent plus longtemps chez leurs parents et doivent reporter des étapes importantes de leur vie comme le mariage et les enfants. Il n'est pas étonnant que beaucoup aient le sentiment d'avoir perdu par rapport aux générations précédentes au même moment.

Plus récemment, ce fossé générationnel s'est manifesté dans les préférences politiques, les jeunes étant généralement du côté des perdants, notamment dans les référendums binaires ou les systèmes contrôlés par deux partis. Bien que les jeunes aient longtemps eu tendance à pencher à gauche, ce clivage fonction de l'âge s'est accentué ces dernières années.

Il suffit de regarder deux des plus grandes décisions politiques de part et d'autre de l'Atlantique, le référendum sur le Brexit et l'élection de Donald Trump. Dans les deux cas, le clivage d'âge a été tel qu'une grande majorité des jeunes ont été confrontés à un résultat pour lequel ils n'avaient pas voté. Les graphiques montrent que la génération du millénaire (soit environ 40 ans aujourd'hui) était le pivot autour du quel vous étiez statistiquement susceptibles de voter pour le Brexit ou Trump.

Bien sûr, la démocratie a toujours un côté perdant. Mais ce qui est un phénomène plus récent, c’est le constat de générations entières qui se considèrent d’office comme perdants suivant ce clivage générationnel. »

Il existe des preuves décisives que ce problème s'est aggravé au fil du temps. Ce qui ressort par exemple en comparant le groupe des 25-34 ans au Royaume-Uni et leur soutien au parti conservateur avec le niveau national. Nous avons également observé ce phénomène aux États-Unis. La proportion d'électeurs qui s'identifient comme républicains ou de tendance républicaine s'est considérablement élargie conséquemment à la génération au cours de la dernière décennie.

Il existe par ailleurs des preuves d’un retournement de situation, même si les Millennials ne sont pas toujours en nombre suffisant. Lors des deux dernières élections britanniques, le soutien le plus fort au parti travailliste d'opposition est venu des jeunes électeurs, qui ont soutenu un programme comprenant des mesures qui les visaient directement, comme l'abolition des frais de scolarité ou l'interdiction d'augmenter les loyers au-delà de l'inflation. Et malgré leur défaite aux élections générales de décembre 2019 - où le soutien au Brexit des générations plus âgées a pesé en leur défaveur - ils avaient fait une percée inattendue lors des élections de 2017, remportant 40% des voix. De même, aux États-Unis, Bernie Sanders, un socialiste démocratique autoproclamé, a été propulsé en partie par l'enthousiasme des jeunes électeurs envers ses politiques de gauche, et en 2016 et 2020, il a été le dauphin pour la nomination présidentielle démocrate et a été un favori pendant une période en fin de course dans cette dernière candidature.

Ce n'est pas seulement un phénomène américain ou britannique. En Europe continentale, le candidat le plus populaire à l'élection présidentielle française de 2017 parmi les 18-24 ans n'était ni le président Macron ni Marine Le Pen, mais le gauchiste Jean-Luc Mélenchon. Lors de l'élection en Irlande au début de l'année, le Sinn Fein a reçu le plus de votes de première préférence, en partie à cause du mécontentement face au manque de logements abordables, grâce à un fort soutien des jeunes électeurs.

Encore une fois, il leur a été difficile de remporter les élections dans la plupart des endroits car ils ne sont pas majoritaire en nombre - mais pour en revenir à l'élection française de 2017, un petit % d'écart au premier tour aurait facilement pu conduire à ce que le second tour oppose deux candidats extrêmes : Le Pen et Mélenchon.

Si cette jeune génération n'est pas en mesure de réaliser ses aspirations économiques - et en particulier maintenant, compte tenu de la pandémie - qu’est-ce qui pourrait conduire à penser que son point de vue sur ces questions économiques serait susceptible de changer en prenant de l’âge, comme beaucoup le supposent ? Cette population jeune pourrait donc conduire à l’émergence de nouvelles majorités électorales.


Un potentiel renversement de pouvoir perturbateur

L'hypothèse formulée de manière générale est que le fossé intergénérationnel s'aggravera avec le vieillissement de la population et que ce groupe veillera à ce que son intérêt personnel à travers le statu quo perdure.

Cependant, cette hypothèse ne tient pas compte du fait que l'âge auquel le fossé intergénérationnel commence n'est pas gravé dans le marbre. Il est probable que cet âge augmentera au fil du temps, et déjà parceque l'âge moyen des « laissés-pour-compte" continuera d'augmenter, un fossé s'étant creusé en matière de revenus et de richesse qu'il est presque impossible de combler par le travail.

Ainsi, à un moment donné, la jeune génération laissée-pour-compte dépassera en nombre celle qui a bénéficié des conditions économiques et financières particulièrement favorables consécutives aux élections successives. A ce stade, la possibilité d'un changement radical de politique lors des élections pourrait advenir avec un fort niveau de probabilité.

Nous pensons ainsi qu'au cours de la prochaine décennie, la "jeune population laissée-pour-compte" deviendra une force électorale de plus en plus puissante, surtout si elle continue à être laissée pour compte en conséquence de l'impact de la pandémie.

La figure 56 présente les cohortes du millénaire, de la génération Z et des plus jeunes par rapport à celles nées avant le millénaire dans les pays du G7 [le Groupe des sept est un groupe de partenariat économique de sept pays réputés en 1975 pour être les plus grandes puissances avancées du monde et qui détiennent environ les ⅔ de la richesse nette mondiale puis 45% en 2019 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni. Wikipedia - ndlr], sur la base d'une population agrégée non pondérée. Nous n'avons inclus que les personnes en âge de voter dans chaque année passée et future. Étant donné que la base de données de l'ONU fonctionne par tranches de cinq ans, nous avons supposé que les personnes se situant au milieu de la tranche des 15-20 ans étaient en âge de voter.

Les générations antérieures aux Millennials ont eu le dessus, et par une majorité importante, au cours des dernières décennies. En 2005 encore, le groupe le plus âgé détenait un avantage électoral de 497.000 contre 69.000 dans les pays du G7. En 2015 (au moment du Brexit et des votes de Trump), cet avantage était encore de 442.000 contre 167.000.

Cependant, à l'approche de 2030, cet écart se réduira à zéro, et après cette date, toutes les personnes nées après 1980 commenceront à dominer les élections.

En supposant qu'en vieillissant, il n'y ait pas un grand nombre de Millennials qui considèrent le système économique comme suffisamment favorable, cette date pourrait marquer un tournant, avec des résultats des élections très différents de ceux d’aujourd’hui, qui pourraient donc conduire à faire évoluer la politique de manière inattendue.

Aux États-Unis, où nous pouvons utiliser le recensement pour obtenir une granularité particulièrement précise, 2020 semble être la dernière élection où les Millennials et les plus jeunes sont toujours nettement désavantagés. Les analystes du recensement ont des estimations légèrement plus agressives que l'ONU et pensent que d'ici 2028 environ, ils atteindront la parité de vote en nombre. La situation sera relativement proche en 2024. Pour mémoire, en 2016, l'avantage était de 156.000 électeurs contre 92.000 en faveur du groupe le plus âgé.

Il est intéressant de noter que, parmi les pays du G7, l'Italie et le Japon considèrent que la transition entre les deux groupes ne se produira qu'en 2035-2040, ce qui reflète leur évolution démographie relative et absolue plus faible à l'avenir. Cela peut contribuer à expliquer pourquoi le Japon continue d'être dominé par les groupes d'intérêt des personnes âgées, la croissance démographique à partir de la génération du millénaire n'ayant tout simplement pas été suffisante pour menacer la domination de la génération d'avant 1980.

Cela suggère également que des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni, où la domination des jeunes électeurs sur les personnes âgées se produira beaucoup plus tôt (entre 2025 et 2030), ne connaîtront pas nécessairement les mêmes tendances économiques que celles que le Japon a connues ces dernières années et qu'il est susceptible de connaître à l'avenir.

En Allemagne et en France, le croisement se produira probablement au début des années 2030, de sorte que même dans ce pays, les thèmes favoris des jeunes électeurs se feront de plus en plus sentir au cours de la prochaine décennie.

Les années 2020 s'annoncent donc comme la décennie au cours de laquelle les Millennials et ceux qui les suivront seront à même de faire des percées importantes dans la base électorale de la génération plus âgée.

Bien que le fossé intergénérationnel risque d'empirer dans un premier temps, car les Millennials continuent d'être moins nombreux et subissent la crise du Covid-19, il est de plus en plus probable qu'ils en viendront à provoquer un changement radical lors d'une élection majeure au cours de la prochaine décennie. Nous pensons en conséquence que la domination électorale de la génération pré-millénaire touche à sa fin, même si elle peut encore avoir un impact considérable sur le fossé intergénérationnel et les politiques et résultats économiques auto-renforcés de « l'ère de la mondialisation ».


À titre de mise en garde, il convient de préciser que cette analyse repose sur l'hypothèse d'une participation égale des électeurs, alors que, historiquement, celle-ci est nettement inférieure chez les jeunes. Toutefois, cette hypothèse n'est pas figée, et s’il s’avère qu’un mouvement se développe au quel les jeunes sont attachés et pensent qu'ils peuvent gagner, le niveau de participation électorale pourrait changer.

En outre, cette analyse suppose que les Millennials, en vieillissant, n'héritent pas simplement des mentalités et de la richesse de leurs aînés, en épousant leurs intérêts. Ceci dit, compte tenu de l'écart générationnel, en matière d'accession à la propriété, de revenus ou d'endettement, il leur sera difficile de combler naturellement le fossé financier qui s'est creusé. Il convient par ailleurs de souligner que nombre des aînés soutiennent des politiques alternatives par rapport à la majorité de leur propre groupe d'âge. En conséquence, à mesure que nous nous rapprochons d'une répartition 50/50, un changement de direction politique peut survenir à tout moment, avec une coalition changeante d'électeurs.

Une victoire électorale de la génération post-millénaire entraînerait probablement un renversement des politiques qui ont favorisé les personnes nées avant 1980, par exemple. Cela pourrait concerner un régime fiscal plus sévère en matière d'héritage, une moindre protection des revenus des retraités, une augmentation des impôts fonciers, une hausse des impôts sur les revenus les plus élevés, une augmentation des impôts sur les sociétés et des politiques de redistribution plus générales.

La "nouvelle" génération pourrait également se montrer plus tolérante à l'égard de l'inflation, dans la mesure où de facto elle érodera le fardeau de la dette dont elle héritera et fera porter la peine aux détenteurs d'obligations, privilégiées par les retraités.

Même en l'absence d'un changement électoral radical, la génération post-millénaire, laissée pour compte, devenant plus puissante électoralement, est susceptible de façonner notablement les politiques des partis plus traditionnels. Ainsi, même sans changement particulier, nous serions susceptibles de passer d'une ère où les politiques de type « boomer » avaient le vent en poupe à une ère où les préférences de la génération du millénaire commencent à avoir un impact profond sur la politique.

En termes de prix des actifs, on peut s’attendre à ce qu’une majorité d’actifs soient simplement transférés d'une génération à l'autre à un prix d'équilibre du marché. À moins que la génération post-millénaire ne bénéficie d'une hausse inattendue de ses revenus, au quel cas le prix qu'elle sera prête ou capable de payer pour les actifs de la population pré-millénaire - lorsque cette dernière voudra ou devra vendre - sera probablement soumis à une certaine pression par rapport à la croissance passée.

Ancre 8
Ancre 9

9/ Le changement climatique - Le conflit entre l'économie et l'environnement

Un autre conflit intergénérationnel se manifestera de plus en plus dans le débat : celui du changement climatique, où les opinions sont polarisées, notamment en fonction de l'âge.

À mesure que le nombre de jeunes pro-climat augmentera naturellement, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, la pression pour agir augmentera et les implications pour l'économie mondiale pourraient être importantes.

Si l'année 2020 a montré quelque chose, c'est que le monde peut changer, et s'adapter à ce changement, bien plus rapidement que prévu. Au début de l'année 2020, le changement climatique est devenu l’une des priorités des citadins.

[Lire par exemple : « L'environnement est devenu l’une des priorités des Français : des promesses écologiques fleurissent dans la majorité des programmes. »

« Pour un Français sur trois, l'environnement doit être l'une des priorités d'un maire. C'est le bilan du sondage Odoxa-CGI réalisé pour Franceinfo en décembre dernier. 2019 marque un tournant dans les préoccupations écologistes des Français. Traditionnellement, la place de l’environnement arrivait en fin de liste. Aujourd’hui, face aux dangers qui menacent notre planète, la protection de l’environnement s’impose au premier rang des inquiétudes des français. Depuis un an, le réchauffement climatique devient un sujet brûlant, donc une préoccupation majeure. Et si les préoccupations écologistes se traduisent dans les urnes, il s’agit bien d’un enjeu politique. » : https://france3-regions.francetvinfo.fr/municipales-2020-comment-environnement-s-impose-campagne-1797450.html - ndlr]

Les pays et les entreprises font du financement de la lutte contre le changement climatique une priorité, en vue de s’aligner sur les objectifs de l'Accord de Paris. L’ensemble des dirigeants politiques, économiques et institutionnels fait sienne ce genre de discours : « La plus grande menace pour la sécurité mondiale, c’est le changement climatique » [par exemple ici, déjà, en 2017 : https://www.un.org/fr/chronicle/article/la-plus-grande-menace-pour-la-securite-mondiale-le-changement-climatique-nest-pas-seulement-un - ndlr].

Lorsque le Covid-19 s'est propagé partout dans le monde, de nombreux analystes s'attendaient à ce que l’écologie passent au second plan. Après tout, il semblait que l'urgence des crises sanitaire et économique devait l'emporter sur les objectifs environnementaux à plus long terme.


Ça n'a pas été le cas.

En réalité, de nombreux écologistes considèrent la pandémie non comme un événement qui s’opposerait aux objectifs climatiques, mais au contraire comme une opportunité. Ce qui ouvre ouvre la voie à des tensions potentiellement teintées d’une certaine agressivité entre ceux qui priorisent sur l'économie et ceux qui luttent pour l'environnement. Ce conflit tendra à s’immiscer profondément dans les cercles politiques et décisionnels pour s'étendre au-delà des frontières nationales.

La pandémie a radicalisé les écologistes à bien des égards. Par exemple, Greenpeace affirme que « la crise du coronavirus et l’écologie [nous imposent de] changer de modèle, pour une sortie de crise réaliste », en mettant en évidence la façon dont nos systèmes sont considérés comme aberrants.

L'organisation affirme notamment* que « les grandes industries polluantes sont déjà à la manœuvre pour préserver leur modèle économique coûte que coûte, au mépris de la planète et de ses habitants » ou que « cette crise peut être le point de bascule pour changer radicalement les règles du jeu économique et construire un monde plus juste et écologique. Il faut transformer en profondeur le fonctionnement de nos sociétés, notamment nos transports, nos modes d’élevage et d'alimentation, notre production et consommation d'énergie, notre commerce… C’est le moment ou jamais de se mobiliser pour faire naître des sociétés vivables pour toutes et tous. »

[* Les citations utilisées dans le rapport de la DB étant tirées d’un document de Greenpeace en anglais, je les ai remplacées par celles énoncées ci-dessus, qui expriment sensiblement la même chose, extraites de la page suivante, en français : https://www.greenpeace.fr/coronavirus-environnement-sortie-crise/ - ndlr]

Si une organisation aussi importante et influente que Greenpeace considère la pandémie comme une opportunité - plutôt qu'un obstacle - en vue de lutter contre le changement climatique, il est évident que nombreux sont ceux, hommes politiques et organisations incluses, qui partagent ce point de vue. D’autant que certains écologistes considèrent que les entreprises polluantes se servent de la crise du Covid-19 comme d'un prétexte pour soutenir leurs modèles économiques avec des aides gouvernementales, tout en se cachant derrière le prétexte de la sauvegarde des emplois.

Par ailleurs, de nombreux écologistes reconnaissent que les confinements n’ont pas toujours été faciles à vivre, mais ils soulignent que moins d'un an après le début de la pandémie, beaucoup ont déjà appris à mener une vie plus respectueuse de l'environnement.

À certains égards, c’est vrai. Les mesures de confinement adoptées cette année dans la plupart des pays ont entraîné une baisse sensible de la demande d'énergie. En effet, celle-ci a chuté de plus de 5% pendant les confinements, un taux de contraction jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale, selon l'AIE [Agence internationale de l'énergie].

La baisse de la demande d'énergie, ainsi que d'autres facteurs, a contribué à une diminution significative des émissions de gaz à effet de serre. Une publication dans Nature a estimé qu'au plus fort des fermetures en début d'année [2020], les émissions des différents pays ont diminué en moyenne de 26% par rapport aux niveaux de 2019.

Par coïncidence, une baisse d'un quart des émissions (par rapport aux niveaux de 2017) est exactement la quantité requise d'ici 2030 pour limiter le réchauffement climatique à 2°C selon l'Accord de Paris.

De nombreux écologistes considèrent donc la pandémie comme pouvant être un déclencheur d'un changement durable, dont les conséquences économiques peuvent être considérées de deux manières : d’une part, elles constituent un élément difficile mais nécessaire de l'adaptation à un monde à plus faible émission de carbone. D’autre part, elles sont la preuve que lorsque le monde s'engage avec la volonté nécessaire dans une ligne de conduite, il peut s'adapter à un changement rapide.

En conséquence de ces deux points, les écologistes visent à faire pression pour atteindre l'objectif le plus difficile de l'accord de Paris, à savoir limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C, seuil en-dessous du quel on peut encore éviter les pires effets du changement climatique.

[Se référer par exemple à et article du Monde de décembre 2020 : « L’accord de Paris sur le climat a pour objectif de limiter le réchauffement climatique 'nettement en dessous de 2°C' par rapport aux niveaux préindustriels et de 'poursuivre l’action menée' pour limiter la hausse à 1,5°C.

Or 'le monde n’est absolument pas sur la bonne trajectoire pour respecter les objectifs de l’accord de Paris', prévient le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) dans son dernier bilan sur l’action climatique. Les émissions de gaz à effet de serre ont atteint, en 2019, un record historique de 59 milliards de tonnes équivalent CO2, soit une augmentation de 5% par rapport à 2015. Les rejets de CO2, le principal gaz à effet de serre, devraient baisser de 7% en 2020 du fait du ralentissement économique lié à la pandémie de Covid-19. Mais 'il n’y a pour l’instant aucun signe d’un pic à venir, qui déboucherait sur une diminution durable'. Or, chaque année qui s’écoule sans parvenir à inverser durablement la courbe des émissions augmente d’autant les efforts à accomplir par la suite, au risque de les rendre insurmontables.

La chute des émissions en 2020 n’aura qu’un effet négligeable sur le réchauffement climatique. Elle se traduira par une baisse de seulement 0,01°C de la température mondiale au milieu du siècle. La baisse des émissions n’a pas freiné l’augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère.

Désormais, pour conserver une chance de maintenir le réchauffement à 1,5°C à la fin du siècle, les rejets carbonés devraient être réduits de 55% d’ici à 2030, par rapport à leur niveau de 2018, soit une baisse de 7,6% par an.

Les annonces se sont multipliées d’Etats, de régions, de villes et d’entreprises s’engageant à atteindre la neutralité carbone au milieu du siècle 'Le zéro émission nette est devenu la norme, ce que l’on n’aurait jamais cru possible il y a cinq ans'. Malgré tout, 'la prise de conscience des gouvernements a été trop lente'.

L’accord de Paris a créé les conditions d’une 'progression spectaculaire' estime un rapport du cabinet SYSTEMIQ, basé à Londres, publié jeudi 10 décembre. 'Cet accord a marqué un tournant en donnant aux entreprises, aux investisseurs un objectif clair : aller vers la neutralité carbone. On a créé la grande histoire du XXIe siècle', juge l’économiste britannique Nicholas Stern.

Les cinq dernières années ont été marquées par une mobilisation sans précédent de la société civile, et en particulier de la jeunesse. Depuis deux ans, à l’initiative du mouvement 'Fridays for Future', lancé par la jeune Suédoise Greta Thunberg, des millions de jeunes sont descendus dans les rues pour demander aux dirigeants de combattre le réchauffement climatique et de respecter l’accord de Paris. Si l’essor de cette 'génération climat', comme on l’a nommée, a été freiné par la pandémie de Covid-19, les jeunes militants ont aidé à la prise de conscience de l’urgence climatique au sein de la population et ils sont parvenus à inscrire cette question à l’agenda politique de nombreux pays.

L’accord de Paris sert également d’appui au développement du contentieux climatique dans le monde. De plus en plus de citoyens, d’ONG ou de villes s’appuient sur ce traité pour attaquer des Etats en justice et les sommer d’agir. » : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/12/12/l-accord-de-paris-sur-le-climat-qui-fete-ses-cinq-ans-a-t-il-tenu-ses-promesses_6063123_3244.html - ndlr]


Si les voix des écologistes se font de plus en plus entendre, celles qui donnent la priorité à l'économie font tout autant pression. Ils affirment que la catastrophe économique qui a conduit à la baisse de 26% des émissions cette année ne peut être reconduite sans entraîner un effondrement de la société. Ils relèvent qu’au regard de l'expérience traumatisante d’un point de vue économique en conséquence de cette crise qui a induit une réduction de 26% des émissions, la société ne peut plus faire pression pour en obtenir davantage.

Effectivement, pour se limiter à un réchauffement climatique de seulement 1,5°C, le GIEC estime que les émissions devraient diminuer de 55% par rapport aux niveaux de 2017. C'est le double de la baisse observée pendant les périodes de confinement. Atteindre un niveau de réduction des émissions égal au double de celui observé pendant le confinement de cette année nécessitera un effort colossal que l'on imagine difficilement dans les pays démocratiques.

Par exemple, si l’on considère que la réduction de 26% des émissions liée au confinement a provoqué un niveau de chômage aux États-Unis de plus de 14%, une simple extrapolation conduirait à penser que les efforts visant à doubler la baisse des émissions provoqueraient le doublement du niveau de chômage, qui atteindrait presque 30%. Les effets sociétaux d'un tel niveau de chômage sont très concrètement trop graves pour être conceptualisés.


Les écologistes s'opposent à cet argument, arguant qu'un nouveau cycle de chômage de masse ne se produira possiblement pas, car l’expérience prouve que nous sommes capables de vivre avec des restrictions, et que les entreprises en difficulté pendant la pandémie l’étaient déjà auparavant, le Covid-19 n'ayant que servi de catalyseur à des faillites inévitables à terme. Autrement dit, l'ampleur des perturbations économiques observées cette année pourrait n'être que le résultat d’ajustements sur court terme.

En outre, ils considèrent que la tendance à la (re)localisation des chaînes d'approvisionnement, qui a été accélérée par la pandémie, avait été initiée il y a plusieurs années. Autrement dit, là encore, la crise du Covid n’aurait été que le catalyseur d'une tendance inévitable.

[Cf cet article de L’Usine Nouvelle, publié en avril 2021, qui éclaire également les évolutions stratégiques de l’UE vis-à-vis de la Chine.

« Depuis un an, la crise sanitaire sonne comme un rappel au réel pour Bruxelles. Les tensions d’approvisionnement ont fait prendre conscience de la trop forte dépendance européenne. Et de la fragilité de son tissu industriel. 'C’est le moment d’appuyer sur tous les boutons de la politique industrielle', plaide Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Économie, qui, à la mi-février, a publié avec Bruno Le Maire une lettre ouverte à la Commission réclamant une stratégie industrielle plus offensive. 'Ce qui se passe pour les semi-conducteurs nous a suffisamment montré qu’être dépendant est une faute économique et une faute politique', argumente le ministre français.

Ces dernières années, le discours était peu audible au-delà de Paris et Berlin. En octobre, le Conseil européen a mandaté la Commission pour identifier les dépendances critiques et proposer des pistes pour les résorber, en renforçant les stocks, en diversifiant la supply chain et en produisant localement.

'C’est un changement profond. On peut parler d’autonomie stratégique ou de souveraineté technologique, un concept qui n’était pas très débattu il y a encore un an. Même parler relocalisation est possible', constate le député français Christophe Grudler (groupe Renew Europe), investi sur ces dossiers au Parlement européen.

En mars 2020, la Commission Européenne a aussi publié sa nouvelle stratégie industrielle, passée inaperçue alors que la pandémie démarrait. Elle s’apprête à la remettre à jour pour tenir compte du 'monde d’après' et des objectifs climatiques d’ici à 2030 renforcés à l’automne.

'Le jeu entre les États-Unis et la Chine va continuer à se durcir. Nous voulons défendre notre place', jure Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, qui a fait de la souveraineté technologique son cheval de bataille depuis 2019.

La Commission a mis un coup d’accélérateur sur les alliances regroupant industriels, syndicats et laboratoires de recherche d’un secteur. Après les batteries, elle a lancé en septembre une alliance des matières premières pour tenter de réduire la vulnérabilité de ses approvisionnements, notamment sur les matériaux de la transition énergétique. Pour structurer la stratégie, Thierry Breton a lancé en parallèle quatorze écosystèmes, une sorte de Conseil national de l’industrie version européenne chargé d’identifier les besoins de nouvelles alliances et de financement.

Pour défendre ses entreprises face à la concurrence déloyale, notamment chinoise, la Commission doit détailler des propositions pour mieux encadrer l’activité des entreprises subventionnées par des États étrangers sur le marché commun. Celles-ci pourraient se voir interdire de répondre à des marchés publics et les acquisitions en Europe pourraient être plus strictement contrôlées lorsque les subventions perçues dépassent largement les aides d’État autorisées pour les entreprises européennes.

À l’été encore, la Commission doit dévoiler son mécanisme très attendu de taxe sur les émissions de carbone importées. Un dispositif crucial pour l’industrie européenne, alors que le renforcement de l’ambition climatique de l’Union risque d’augmenter les fuites de carbone et la concurrence déloyale d’entreprises soumises à des contraintes moins sévères.

Le Parlement européen a déjà détaillé son propre projet d’ajustement carbone aux frontières, prévoyant un marché miroir pour les importations. Mais les eurodéputés n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la fin des quotas gratuits, indispensables pour rendre le système compatible avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce.

La partie n’est pas gagnée. Les résistances restent fortes, pas seulement au sein de la Commission. Les petits États membres craignent aussi que la multiplication des Piiec ne favorise surtout les grands pays industriels, à leur détriment. 'Les pays libéraux reconnaissent maintenant le besoin d’autonomie stratégique. Mais il reste des divergences sur le périmètre'. : https://www.usinenouvelle.com/editorial/le-reveil-industriel-de-l-europe.N1079809 - ndlr]


De nombreux économistes réfutent ces arguments, considérant que ceux-ci n’ont que peu de poids au regard des dépenses et emprunts colossaux engagés par les gouvernements et les banques centrales pour soutenir l’économie, alors même que de nombreux doutes persistent quant aux marges de manœuvre disponibles pour le remboursement de la dette.

Et effectivement, il semble impossible de pouvoir assurer le remboursement d’un tel niveau de dettes sans prioriser sur l’économie. D’autant que sans une économie forte et structurée, il pourrait s'avérer difficile de prendre de nouvelles mesures en matière de changement climatique.

Si l'économie de marché actuelle et ses mécanismes de fixation des prix sont loin d'être parfaits, elle a été et est toujours un moteur essentiel de nombreuses évolutions, typiquement dans le domaine des énergies renouvelables.

L'aspect politique du débat exigera une plus grande connaissance des tenants et aboutissants d’un dossier complexe au cours de la prochaine décennie, et à fortiori parceque seront impactées de plus en plus de personnes à faibles revenus. Ces personnes ont été parmi les plus touchées par la pandémie, tant sur le plan sanitaire qu'économique.

Les personnes à faibles revenus, ainsi que d'autres catégories de personnes vulnérables de la société, pourraient s’opposer aux restrictions dans une optique de réduction des émissions.

Par exemple, une réduction radicale des émissions impliquerait nécessairement des restrictions sur les transports. Or, ces politiques affecteront de manière disproportionnée les personnes vivant dans les zones rurales (qui ont tendance à avoir des revenus plus faibles) comme celles qui dépendent de leur voiture pour travailler. Ces politiques pèseront également sur les transports publics, dont la modernisation ne peut que s’étaler sur de nombreuses années, et affecteront les personnes les plus éloignées des centres urbains.


Si des mesures environnementales agressives conduisent à une plus grande inégalité ou à des difficultés économiques supplémentaires pour les personnes déjà touchées par la pandémie, les conséquences seront importantes.

Tout d'abord, les gouvernements ont peu de chance d'être réélus en période de ralentissement économique. Ils hésiteront donc à mettre en œuvre des politiques pro-environnementales, sachant qu'ils risquent de perdre leurs élections.

Parallèlement, le marasme économique alimente le populisme. Par conséquent, si les gouvernements qui mettent en œuvre des mesures environnementales sont ensuite éliminés par les urnes, il y a de fortes chances que les politiques pro-environnementales soient inversées par le nouveau gouvernement. D’autant que les gouvernements populistes sont également peu enclins à s'impliquer dans le type d'action multilatérale nécessaire pour lutter contre le changement climatique.

[Le cas de la Pologne dans le cadre des négociations sur le climat au Conseil européen est un bon cas d’école, présenté dans cet article paru sur Good Planet en mars 2021 : « Les négociations sur le climat façon House of Cards » : https://www.goodplanet.info/2021/03/01/les-negociations-sur-le-climat-facon-house-of-cards/ , lui-même basé sur un documentaire intitulé « Sommets, dans le secret des négociations européennes », diffusé par LCP en janvier, disponible ici en replay : https://lcp.fr/programmes/sommets-dans-le-secret-des-negociations-europeennes/sommets-dans-le-secret-des

« Sa première partie est consacrée aux coulisses des négociations climatiques : comprendre les négociations climatiques implique de mieux comprendre le fonctionnement de l’UE et en particulier du Conseil européen (le plus haut niveau de coopération politique entre les pays de l’UE), qu’on connaît souvent très mal. 'Le Conseil européen n’est pas une instance sympathique : c’est la brutalité des intérêts nationaux qui s’affrontent à l’intérieur d’une pièce'.

L’intérêt de ce documentaire est de montrer, tout simplement, le réel, de sortir des visions manichéennes et de mieux comprendre les raisons des positions de chaque pays, ainsi que la part d’hypocrisie de certains. On voit ainsi à quel point des décisions aussi considérables que l’objectif de neutralité carbone en 2050 tiennent à des questions de négociation qui se jouent à tous les niveaux.

En l’occurrence, trois pays sont particulièrement réticents à l’engagement de neutralité carbone en 2050 : la Hongrie, la République Tchèque, et surtout la Pologne, qui bloque le plus. Pourquoi ce blocage ? Parce que le charbon est aujourd’hui clef dans l’économie polonaise. 'Dans certaines régions de Pologne, le charbon et l’industrie représentent 30% des emplois, ce qui implique des centaines de milliers de personnes', indique le dirigeant polonais.

La Pologne exige donc des financements européens considérables pour l’aider à faire sa transition énergétique. 'L’objectif de la Pologne est d’abord le rattrapage économique, permettre à la population d’avoir une vie décente, pouvoir manger tous les jours, avant de commencer à faire un régime'.

On comprend aussi que les négociations sur le climat se superposent à celles sur le budget européen : tous les 7 ans, l’UE négocie son budget pluriannuel, qui représente plus de 1000 milliards d’euros. Les discussions sur le climat sont liées à celles sur le budget. Les pays sont réticents à valider l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 poussent pour que de l’argent soit mis sur la table pour les aider dans leur transition.

La pression est d’autant plus forte que des militants de Greenpeace ont pris d’assaut le bâtiment du Conseil avec de grandes affiche et des fumigènes pour appeler à l’action climatique, livrant ainsi des images spectaculaires, idéales pour les médias. Chacun sent qu’une absence d’accord entre Etats serait très sévèrement jugée.

15h. La séance démarre. A peine vingt secondes après le début du discours introductif de Charles Michel, Viktor Orban [https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/qui-est-viktor-orban-premier-ministre-hongrois-et-champion-de-la-democratie-illiberale/ - ndlr] lui coupe déjà la parole. 'Orban, c’est de la testostérone pure, comme tous les populistes', commente Jean Quatremer. C’est brutal. 'Je veux éviter la précarité énergétique, justifie le leader polonais, et je ne veux pas de licenciements massifs provoqués par une fermeture trop rapide des mines de charbon'.

'Il me dit qu’il ne peut pas s’engager sur l’objectif 2050 à ce stade, parce qu’il ne pourra pas rencontrer l’adhésion quand il rentrera chez lui en Pologne. Il me donne l’impression qu’il n’a pas de marge de manœuvre', confie Charles Michel. » - ndlr]


La confrontation entre les partisans de l'environnement et ceux de l'économie s'étendra à la scène internationale au cours de la prochaine décennie.

Alors que les dirigeants des pays riches s’efforceront d'obtenir un accord international sur la réduction des émissions, ils se concentreront de plus en plus sur les émissions basées sur la "consommation", c'est-à-dire qu'ils comptabiliseront les émissions qui entrent dans la fabrication d'un produit consommé dans un pays donné, plutôt que d'estimer simplement les émissions produites par le pays.

Pour réduire les émissions basées sur la consommation, une taxe d'ajustement aux frontières sur le carbone sera presque certainement nécessaire. Cette taxe sera appliquée aux importations fonction des émissions induites par leur production. L'idée est de décourager les pays « d’exporter » des émissions simplement en achetant des produits fabriqués ailleurs.

Cette taxe pourrait être une politique "populaire" dans les pays riches, car elle pourrait encourager la fabrication nationale et « ramener les emplois à la maison ». Elle s'inscrit également dans le cadre du discours anti-mondialisation, qui est également de plus en plus "populaire".

[Cf cet éditorial de L’Usine Nouvelle, parfaitement dans l’ère du temps, intitulé « Un monde à rebâtir » (15 avril 2021) : « Nous avons sacrifié nos usines et nos ouvriers en acceptant une 'mondialisation malheureuse, déséquilibrée et sans éthique'. Tout a commencé avec les constructeurs japonais dans les années 1980 : plus performants que les occidentaux, même sur notre sol, ils ont poussé les Etats-Unis à aller chercher une main d’œuvre bon marché au Mexique. La financiarisation aidant, la recherche de bénéfices accrus a conduit à recourir aux pays qui font travailler des enfants ou des ouvriers migrants dans des conditions inhumaines.

Nous avons voulu croire qu’en quelques années, ces nouveaux acteurs acquerraient notre niveau de vie. La 'France périphérique' et la 'Rust Belt' [surnom d'une région industrielle du nord-est des États-Unis, nommée jusque dans les années 1970 la 'Manufacturing Belt' ; ce changement d'appellation est dû à l'évolution économique de la région, qui correspondait de longue date à une zone de développement des industries lourdes, et qui tente avec des fortunes diverses de se reconvertir dans les nouvelles technologies. Wikipedia - ndlr] ont fait les frais de cette vision irénique et les populistes ont raflé la mise, d’une mondialisation malheureuse, déséquilibrée et sans éthique.

Et le pire est devant nous : la déferlante chinoise. Le pays-continent, devenu la base de production préférée des constructeurs, va détruire l’industrie automobile européenne comme elle a détruit notre industrie photovoltaïque.

Comment sortir de ce désastre annoncé ? Pas avec le protectionnisme, qui ne conduit qu’à un appauvrissement général. Ni en défendant le libre-échange, qui supposait l’abandon des industries manufacturières et la spécialisation dans le 'fabless' [contraction des mots anglophones fabrication et less - sans usine, sans unité de fabrication-, désigne une société qui conçoit ses produits et sous-traîte l'intégralité de sa fabrication. Wikipedia - ndlr] et la 'knowledge economy' [l'économie du savoir, ou l'économie de l'immatériel, est, selon certains économistes, une nouvelle phase de l'histoire économique qui aurait commencé dans les années 1990. Wikipédia - ndlr], et on a vu que c’était une chimère.

Il faut donc ouvrir une troisième voie : c’est ce que propose Denis Payre avec son 'contrat mondial' qui préconise donc une alliance des démocraties libérales pour lutter contre le triple dumping de la Chine : le dumping traditionnel (les subventions aux entreprises), le dumping environnemental (les entreprises chinoises ont un droit à polluer quasi-illimité) et le dumping social (rémunération et conditions de vie des salariés).

Il s’agit de mettre en place un système de compensation, au moins pour les industries stratégiques. En matière environnementale, la taxe carbone aux frontières que prépare l’Europe rejoint son souhait. Concernant la main d’oeuvre, les Etats-Unis avaient montré la voie en mentionnant des normes sociales dans les contrats, mais avec, pour l’instant, des sanctions encore trop modestes en cas de non-respect.

Les compensations seraient redistribuées pour 50% aux perdants de la mondialisation dans les pays développés, et pour 50% aux pays en développement, via des ONG, pour les aider à converger progressivement vers les normes des pays développés.

Le débat sur la mondialisation a été occulté, et laissé aux extrémistes. Voilà une manière de le réintroduire, juste avant la présidentielle. Avec des solutions qui ne sont pas irréalistes : leur promoteur a toujours eu les pieds sur terre. » : https://www.usinenouvelle.com/editorial/un-monde-a-rebatir.N1082699 - ndlr]


Le revers de la médaille, cependant, est qu'elle nuit aux pays pauvres, et plus précisément les pays dont l'économie dépend de la fabrication de biens pour les pays riches. S’ils perdent l’opportunité de vendre leurs productions aux pays riches, leur développement sera certainement entravé.

Cela pourrait accroître les inégalités entre les pays et augmenterait certainement le risque de guerres commerciales internationales bilatérales comme multilatérales.

Si les négociations sur le fond ne semblent pas s’engager de manière facile, certains signes indiquent pourtant que des progrès significatifs sont en cours de réalisation dans le cadre du processus de marché.

Du point de vue des entreprises, les questions relatives au changement climatique commencent à être motivées tout autant par les clients que par les investisseurs. Par exemple, avant la pandémie, le nombre de personnes au Royaume-Uni qui s’appliquaient activement à acheter des produits provenant d'entreprises qu'elles considéraient comme respectueuses du climat etait deux fois plus grand que celui des personnes qui n’en faisaient pas cas. Un effet similaire a été observé aux États-Unis.

En outre, la culture du boycott est de plus en plus prononcée. Environ un tiers des personnes ont cessé d'acheter un produit d'une entreprise qu'elles « appréciaient vraiment » après avoir eu connaissance de pratiques environnementales inconséquentes de la part de cette entreprise.

La culture du boycott s'accompagne d'un phénomène sociétal consistant à faire pression publiquement sur les individus (en particulier responsables ou personnages publics) afin qu'ils adaptent leur comportement aux critères du changement climatique. Il semble évident que cela ne peut qu’entraîner un changement de comportement et de politique.

La principale conclusion de ce développement est censé couler de source à ce stade : les deux parties [économistes vs écologistes] s’attachent de plus en plus fermement à leurs positions et disposent respectivement de nombreux arguments et logiques justifiant la défense de leur point de vue.

In fine, il s'agit quasi d'une question d'idéologie - ce qui impliquerait qu’il existe un fossé entre les deux optiques qui pourrait être impossible à combler. Nous devons donc nous préparer.

La décennie à venir devrait être marquée par un débat très polarisé sur la priorité à accorder à l'environnement ou à l'économie. Avec en toile de fond et très conjoncturellement le cataclysme économique provoqué par le Covid-19, quelles que soient les décisions qui seront prises, elles auront dans tous les cas un impact sur le monde pour les décennies à venir.

https://www.dbresearch.com/servlet/reweb2.ReWEB?rwnode=RPS_EN-PROD$INTERNAT&rwsite=RPS_EN-PROD&rwobj=ReDisplay.Start.class&document=PROD0000000000511857

Rapport : http://www.epge.fr/wp-content/uploads/2020/09/The-age-of-disorder.pdf

http://pages.stern.nyu.edu/~dbackus/BCH/bank_reports/DB_longterm_Sep10.pdf 

https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-10-09/global-economic-data-paint-a-bleak-picture-for-the-future

https://www.pewresearch.org/global/2020/07/30/americans-fault-china-for-its-role-in-the-spread-of-covid-19/pg_20-07-30_u-s-views-china_0-01/

https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2010/wp10245.pdf

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